Le dimanche 11 janvier 2004


Carnet de voyage > Jour 7
Pierre Foglia, La Presse, Irak

Tout ça pour rien ?

NOTA BENE -- Trois vignettes : L'université, une station-service, un hôpital. Un lien très ténu les relie fortuitement. Dans chacune de ces vignettes, le temps d'une scène, d'une phrase, le politique émerge soudain du quotidien des Bagdadis sous le visage inquiétant de ce parti chiite, le parti Dawa de l'ayatollah Al Hakim, tué dans un attentat au début de l'automne. Un après-Saddam plus envahissant que les Américains menace peut-être l'Irak.

BAGDAD -- Ce n'est pas officiellement le printemps, mais sur le campus de l'université de Bagdad les filles ont le look qu'elles ont rue Saint-Denis au début du mois de mai. Les jupes sont plus longues, mais quel culs, madame ! Je sais, je sais, l'expression n'est pas coraniquement correcte, mais elle exprime assez justement la réalité. Adel me tanne depuis 10 jours, il veut me montrer son université. La plus prestigieuse du Moyen-Orient soutient-il.

L'immense campus est lové dans une boucle du Tigre, c'est une journée normale, Adel m'a tout de suite entraîné vers son pavillon, celui des sciences. On marchait dans des allées très animées.

Sais-tu pourquoi les filles sont si allumées ? me dit Adel.
Parce qu'elles se cherchent un mari à l'université, ai-je répondu. En plus d'étudier, bien sûr.
Adel m'a souri presque tendrement. Dire que, au début, ce gars-là me prenait pour un con.
On est montés aux étages où sont les salles de cours. On enfile un corridor. Ah, tiens, un GI, le doigt sur la détente de sont pistolet mitrailleur. On enfile un autre corridor.
Ah, tiens, un autre GI. Ah, tiens, c'est une autre. Elle nous sourit. Hi, guys !
Bonjour, madame.

Rien n'est parfait, a laissé tomber Adel. Cette université était sous le contrôle absolu du parti Baas. Des espions partout. On avait peur de parler. Maintenant, les Américains avec des mitraillettes. Quand va-ton nous foutre la paix ? Adel est pro-américain, mais pas au point de tolérer des GI en armes dans son université, dans sa faculté. On est entrés dans une salle de cours. Étudiants de première année. Cours de maths sur ordinateur. Mais paf ! les lumières s'éteignent et les ordis aussi. Le courant ne reviendra pas avant deux ou trois heures. Le pain quotidien des Irakiens. Non, l'université n'a pas de génératrice. Mon hôtel miteux en a une, pas l'université. Dans la classe plongée dans la pénombre, les étudiants dégênés se présentent. Hala voudrait devenir prof. Andulus veut devenir physicienne. Ameer aussi.

Les soldats américains les dérangent-ils ? Certains profs refusent d'entrer dans leur classe tant qu'il y a un soldat dans le corridor. Des étudiants aussi. Souhad est de ceux-à. Souhad est de Babylone. Militant chiite su parti Dawa dans la clandestinité pendant 12 ans, il bénéficie d'un programme de « retour aux études » conçu spécialement pour aider les gens qui ont été persécutés par l'ancien régime. Il est amer. Pas d'électricité. Insécurité. La litanie habituelle. Le reste de la classe approuve. Il a hâte que l'Irak devienne une république islamique et que l'ordre revienne. Des murmures s'élèvent.

Ceux qui ne veulent pas d'une république islamique, levez la main.

Toutes les mains se lèvent sauf celle de Souhad. La prof aussi a levé la main, et on sent qu'elle est prête à lever les deux. Souhad sourit. Il sait bien que c'est la rue qui décidera, pas l'université. Et la rue penche de son côté.

Sur le terrain de basketball, les jeunes ont eu la politesse de me trouver pas pire pour moi âge. Faut dire que j'avais une patte du diable, ça rentrait de loin, pouf ! pouf ! Magic Canadi ! s'est foutu de ma gueule un jeune homme qui m'a demandé si je dunkais. Ben tiens, d'une main, et par en arrière.

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Vous attendez depuis longtemps ?
Six heures.
La lunette arrière de sa camionnette est bouchée par le portrait d'un ayatollah, sûrement Al Hakim, qu'on voit partout, mais je veux le lui faire dire.
C'est qui, lui ?
Al Hakim. Dawa parti. Il lève son pouce, good, good.

Quand il ne fait la queue pour faire le plein, Ali livre des meubles, des briques, n'importe quoi. Un jour sur deux. Un jour la queue. Un jour livraison. Le surlendemain la queue.

Comme ça depuis des mois. On est à la station-service Al Mansour, la double file de voitures refoule dans la longue avenue Haïfa sur plus d'un kilomètre.

La vie des Bagdadis s'articule autour de cette activité complètement vide : faire le plein. Les femmes vont porter le dîner aux maris qui sèchent dans leur auto. On trouve au portes closes des boutiques du souk des pancartes qui disent : fermé pour cause de plein. Ce n'est même pas le plein, c'est 30 litres, la moitié. À deux pas de la station, dans une ruelle, une centaine de femmes en abaya noire font la queue pour le kérosène que l'on utilise dans les réchauds. La marmaille patauge dans une boue pétrolifère, deux soldats américains surveillent la scène dans leur auto-mitrailleuse. Des soldats de la nouvelle armée irakienne patrouillent à pied.

Les Bagdadis (tous les Irakiens, en fait) sont exaspérés. Lamentation numéro un : les coupures d'électricité. Lamentation numéro deux : l'essence. Or, les coupures d'électricité sont une des causes majeures de la pénurie d'essence, les pompes ne fonctionnant évidemment pas pendant les coupures de courant. Les propriétaires de station-service n'achètent pas de génératrice parce qu'ils ne sont pas propriétaires. En Irak, l'essence, c'est le gouvernement. Et le gouvernement n'équipe pas les stations-service de génératrice, parce qu'il n'y a pas de gouvernement !

OK, ce n'est pas tout à fait exact. Il y a un gouvernement en Irak. La résolution 1483 du conseil de sécurité a confié aux États-Unis et au Royaume-Uni la gestion de l'économie et de l'avenir politique de l'Irak. Cela inclut, c'est précisé dans la résolution, la gestion du pétrole.

C'est donc la faute aux Américains, concluent hâtivement les Irakiens.

Ingrats.

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Quant on allait en Irak, du temps de Saddam, on n'avait pas le temps de poser ses valises qu'un guide du ministère de l'Information nous menait ai Ibn al Saddam, l'hôpital pour enfants. Itinéraire obligé, je l'ai personnellement visité trois fois. On nous menait à des chambres où des enfants mouraient du cancer, nous étions 12 autour du lit du petit mourant, quelques uns prenaient des photos. On sortait de ces visites bouleversés, en même temps que fâchés du freak show donné par les médecins de corvée de propagande.

Je viens de retourner à cet hôpital, qui ne s'appelle plus Al Saddam, évidemment. Seulement l'Hôpital pour enfants. J'y ai rencontré le Dr Shafous B. Kadora, responsable de l'urgence. Il m'a reconnu. Ben non, c'est pas vrai. Mais il était là les trois autres fois, peut-être de corvée de propagande.
Vous mentiez ?
Cela dépend. Pour l'uranium appauvri des missiles américains responsable de malformations chez les nouveau-nés, aucune preuve scientifique. Mais on n'a pas fabriqué ces malformations. Pour l'accroissement du taux ce cancer, on est dans le flou, le taux de cancer chez les enfants a grimpé partout dans le monde. Moins que chez nous ? Je ne sais pas. Le dénuement était exagéré, on ne manquait pas à ce point, comme nous le prétendions, de médicaments de première ligne, seulement de certains antibiotiques très pointus.

Mais excusez-moi, je suis très occupé, je vous ai reçu parce que j'ai quelque chose à dire de grave et d'urgent. Dans l'ancien régime, le mal venait de ce parti stalinien, le Baas, qui régentait tout, imposait sa morale, n'écoutait rien.

Et bien ! informez le monde que c'est en train de recommencer. Oui monsieur. Un autre parti -- interdit sous Saddam -- s'apprête à imposer aux Irakiens ses règles, sa morale, ses façons de faire. Le parti islamiste Dawa, qui va gagner les élections quand on les tiendra. Et on aura souffert 35 ans pour rien.