Le mardi 13 janvier 2004


Carnet de voyage > Jour 8
Pierre Foglia, La Presse, Irak

Les trois femmes d'Abdala

AL AMARIYA -- À 60 kilomètres au sud-est de Bagdad s'étend une région de cultures maraîchères et de très forte résistance à l'occupation américaine. Le jour, on cultive la courge et la pomme de terre. La nuit, on tire des roquettes dans les camps américains. Les patrouilles sont nombreuses, c'est la troisième qu'on croise sur cette minuscule route qui file à travers la plaine fertile de l'Euphrate. Nous venons de dépasser le village d'Al Amariya. Je voulais visiter une ferme. Adel s'est souvenu de Mammoud, un employé de son usine qui vit sur une ferme. Il savait à peu près où, on s'est renseignés deux ou trois fois, on a quitté la route, pris des mauvais chemins de terre, et nous voilà dans la cour de Mammoud et de ses frères. Une vraie cour de ferme comme quand j'étais petit et Italie, avec le tas de fumier presque sous la fenêtre, des poules qui vont dessus, le four à pain un peu plus loin, quelques vaches efflanquées sous un préau. Mais mon grand-père eut chassé les étrangers qui ne se seraient pas annoncés, ici on nous accueille comme des princes.

Mammoud est tombé dans les bras d'Adel, salamalecs et dernières nouvelles de leur usine bombardée. Aussi peu rural que peut l'être un ingénieur en thermodynamique, Adel marche sur lapointe des pieds pour éviter les flaques de purin, Mammoud tanique son ami : le Canadi est plus à l'aise que toi ! C'est vrai, le Canadi aime l'odeur du fumier, il aime les gens qui la portent, il aime les champs qui commencent tout de suite au bout de la cour, il aime cette maison de ferme basse au toit plat à la façon d'un mas, il suppute à l'intérieur des murs blancs et des ombres fraîches. C'est vrai, le Canadi est content. J'achète.

Ils m'ont mis ça clair : ce n'est pas à vendre. Trente-cinq personnes vivent de ces 19 hectares de culture, où iraient-elles s'ils vendaient ?
Trente-cinq ?
Le patriarche, Hamid Abdala Al Ruman, a trois épouses. Elles lui ont donné 13 fils qui vivent sur la ferme, dont trois sont mariés, des enfants, voilà ça fait 35. Ça grimpe vite avec trois épouses.
Pourquoi trois ? Je l'ai demandé au patriarche, je ne vous en voudrais pas de douter de la réponse, moi-même n'en ai pas cru mes oreilles :
Vous avez raison, m'a dit Abdala en égrenant son chapelet, quatre serait mieux que trois, surtout pour changer un pneu quand on fait une crevaison en voiture.
Je vous le jure. Les 12 fils sont partis à rire (le 13è a juste 2 ans). J'ai noté le nom des épouses à tout hasard. Sadia, 55 ans, Thaura, 45, et Suzanne, 32, q'est-ce que je raconte, pas Suzanne, Grenan 32. Cette dernière était la copine d'une de ses filles. Lui ? Mon âge exactement.

Et si les Américains débarquaient à l'instant ?

Nous sommes passés au salon où on nous servi du poulet, des tomates avec du sel et pour boire, du yogourt dilué avec de l'eau. On était entre hommes exclusivement, le père, les 13 fils, Adel, moi. Sur un fauteuil, un grand portrait de Saddam Hussein, le montrant embrassant le Coran.
J'ai fait l'étonné... Yasin, le plus vieux des fils, a saisi le portrait et a embrassé Saddam embrassant le Coran.
Et si les Américains débarquaient à l'instant ? Viennent-ils parfois ?
Souvent. Ils sont venus il y a deux jours. Ils font sortir tout le monde dans la cour. Ils cherchent des armes.
Le portrait ?
On le laisse là. Ils ne le reconnaissent même pas. Pour eux, nous nous ressemblons tous, tous des Arabes.

Ces paysans ont la haine profonde des Américains. Ce qu'ils leur pardonnent le moins : d'entrer dans leur maison, de la fouiller alors qu'ils sont rassemblés dans la cour. Ils le ressentent comme une profanation. Insultés au plus profond de leurs traditions. Ils les accusent de voler leur or. Ils les accusent de harceler les adolescentes, ils ne comprennent, dit Yasin, que si jamais une jeune fille se laissait séduire, ses parents la tueraient. Plus prosaïquement, ils haïssent les Américains parce qu'avant eux, tout allait bien. Ceux-là n'ont pas souffert des sanctions. Au contraire, ils faisaient pas mal de fric, à vendre leurs légumes aux citadins affamés.

J'ai insisté pour aller voir leurs champs en leur expliquant que j'habite un village et que mes amis vont me poser mille questions sur ce qu'on cultive ici, et comment. Mais d'abord, où prenez-vous votre eau ? Ils m'ont mené au canal d'irrigation qui s'alimente à l'Euphrate à sept kilomètres de là. Des canaux plus petits mènent l'eau aux champs par gravitation. Ce sont des basses terres qui s'irriguent naturellement, c'est ainsi depuis la nuit des temps, on dit que la civilisation est née dans cette plaine fertile.

Aujourd'hui, les femmes devaient arracher les pommes de terre. Ils iront les vendre demain à un marché central pas très loin. Ils n'ont pas de coopérative. Deux récoltes par année. Courges, pois, concombres, tomates, salades, pommes de terre, maïs. L'unique tracteur, tout déglingué, sert aux labours. L'unique camionnette, aux livraisons. Les récoltes se font à la main. Les travaux de binage, le sarclage, tout se fait avec le même outil, une sorte de bêche à très long manche qu'ils manient avec une dextérité qui fait croire qu'ils sont en train de pratiquer un art martial. Je ne sais pas si vous voyez ce que représentent 19 hectares de jardin à cultiver à la main. Un travail de bœuf. Une vie d'accablement. Pour les femmes surtout. On les voit à genoux dans les sillons, tirant d'énormes sacs de jute où elles enfournent les courges et les salades.

Utilisez-vous des engrais chimiques ? Des herbicides ?
Ils me regardent comme si j'étais un demeuré. Évidemment qu'ils en utilisent.
Je leur raconte que chez nous, on essaie de s'en passer, ce qui les laisse fort perplexes. Ils font à Adel quelques remarques désobligeantes sur les pays riches qui ne savent plus quoi inventer pour se compliquer l'existence. Qu'ils viennent désherber quelques jours ici, à genoux, on reparlera de l'utilité des herbicides, ricanent-ils.

T'as combien de femmes ? me demande Yasin tout d'un coup, alors que nous coupions à travers une friche.
Une. Toi ?
Une aussi, mais j'aimerais bien en avoir plusieurs comme mon père. Penses-tu que tu pourrais me trouver une Canadienne ?
Je peux te mettre une petite annonce dans La Presse si tu veux. Trente-neuf ans, marié, deux enfants, un troisième en route, propriétaire de 19 hectares de bonnes terres à l'est d'Al Amariya, cherche seconde épouse, écolos s'abstenir.

Allez, je vous reviens samedi, je devrais être sorti d'ici, si Allah le veut, bien sûr.