Le samedi 6 mars 2004


Allez mourir ailleurs
Pierre Foglia, La Presse

Valentine a eu 39 ans hier. Je suis passé la voir dans la grande maison du boulevard Saint-Joseph où logent les huit sœurs missionnaires d'une petite congrégation dont la maison mère est en France. Valentine est cette religieuse nigériane dont je vous parlais il y a deux samedis, atteinte d'un cancer qui s'est déclaré alors qu'elle était en stage à Montréal. Depuis plusieurs semaines, elle tentait en vain de faire venir sa sœur du Nigeria. Finalement, cela s'arrange à peu près. La sœur viendra, mais avec un visa de trois mois au lieu de six. La chronique n'a pas aidé, au contraire. Ce n'était pas non plus le but de la chose ni le sens du témoignage de Valentine. Peu importe les conséquences, elle tenait à dénoncer l'insensibilité des fonctionnaires canadiens qui reçoivent les demandes de visa…

Le Canada aime se péter les bretelles avec son multiculturalisme, il aime se poser en champion mondial de l'intégration des ethnies, ce qui ne l'empêche pas de traiter ces mêmes ethnies comme du bétail quand elle font le pied de grue à la porte des ses ambassades et de ses consulats dans le monde. On sait bien pourquoi ces pouilleux-là veulent un visa de visiteur au Canada : pour s'y incruster.

Bonjour Valentine !

Comme je m'excusais de la déranger à l'heure de la prière, elle m'a dit que recevoir un visiteur était une autre façon d'élever son âme, et allez savoir si elle se moquait, elle rit tout le temps. Vous ai-je dit qu'elle resplendissait de santé ? Chauve, bien sûr, à cause de la chimio, mais cela lui fait seulement la bouillie plus ronde. On ne peut pas deviner qu'elle est si gravement atteinte, cancer su sein avec métastases osseuses, pulmonaires, hépatiques et cérébrales. Elle reçoit sa dose massive de chimio le mardi. Le mercredi elle est mourante. Le jeudi elle resplendit. On était jeudi. Le jeudi, elle revit jusqu'au mardi suivant. Son médecin me disait qu'elle répond extraordinairement à son traitement et que tant qu'il en sera ainsi…

Au fait, qui paie pour la chimio ?

Au fait, permettez-moi de vous féliciter. Je ne moque pas. Après la première chronique, je m'attendais à ce que vous soyez nombreux à me poser la question.

Qui paie ?

Personne ne l'a posée. Pas un seul courriel comptable. J'en suis tout ému. Cela dit, j'eusse été bien embêté de vous répondre, je ne savais pas. Je le sais aujourd'hui parce qu'elle me l'a dit : c'est elle qui paie.

Elle me l'a dit parce qu'elle est fâchée de la nouvelle affaire qui lui arrive. Plus que fâchée. Mortifiée. Vous le serez aussi quand je vous aurai raconté. Il ne s'agit pas cette fois de l'insensibilité de quelques fonctionnaires. Mais carrément de l'inhumanité de tout un système.

Quand son oncologue - le Dr Jean Latreille, de l'hôpital Charles-Lemoyne - lui a annoncé en septembre dernier que son cancer s'était généralisé, il lui a offert de la soigner gratuitement. Mais entendons-nous, l'acte médical serait gratuit, pas le traitement lui-même, pas la chimio. Ce traitement, assez particulier ai-je compris, peut-être même un peu expérimental, allait coûter cher, très cher. Par exemple, la première séance d'injections atteindrait les…$4 000. Un peu moins les semaines suivantes, mais toujours entre $1 500 et $3 000. Velentine n'a pas le sou, vous vous en doutez. Sa congrégation n'est pas riche non plus, mais en se serrant la ceinture, et avec l'aide d'une petite assurance - Entr'aide missionnaire - les sœurs réussissent tant bien que mal à couvrir les frais.

Pour ce qui est de son statut au Canada, Valentine est venue avec un visa de visiteuse qu'elle fait renouveler sans problème depuis plusieurs années. Le courant, d'une durée d'un an, arrive à échéance en juillet prochain. Pour s'éviter le tracas d'avoir à le renouveler chaque fois, Valentine a déposé, voilà quelque temps, une demande de visa de résident permanent. Demande qui doit être traitée à l'extérieur du Canada, c'est la loi. Velentine s'est donc rendue à Buffalo. Elle vient de recevoir la réponse. C'est non. Pour motifs sanitaires. On peut être interdit de résidence au Canada parce qu'on représente un danger pour la santé publique.

Ou, Valentine entre dans cette catégorie, parce que l'on constituera un fardeau excessif pour la société d'accueil.

On comprend le sens général de la loi.

On comprend moins que l'on dise à une candidate déjà au Canada depuis plusieurs années, où son cancer s'est déclaré, ou elle est déjà soignée avec compassion et qui PAIE ses soins, on comprend moins qu'on dise à celle-là : va donc mourir ailleurs. Et même si elle ne payait pas ses soins. Sommes-nous à ce point comptables, à ce point épiciers, à ce point petits, cheaps et nuls ? Cette femme vit avec nous depuis plusieurs années. Elle est de notre communauté, sinon de nationalité. Anglophone mieux intégrée à la culture de cette province que 90% des fils d'immigrants nés ici. Mais je dis n'importe quoi, même si elle n'était pas intégrée. Même si elle vendait de la dope à la sortie des écoles, même si elle dansait aux tables, voilà quelqu'un qui est entrain de mourir dans notre salon et vous voulez la foutre dehors ? Enfin, pas vous, mais le Canada veut la foutre dehors ? Le Canada lui dit va mourir ailleurs ? Quel humanisme ! Quelle éthique !

Dans un français lamentable, on informe Valentine, comme si elle ne le savait pas, qu'elle souffre d'un cancer du sein récidivant avec métastases extensives pulmonaires et que l'évolution naturelle de cette maladie se caractérise par une progression et une détérioration…

Comme c'est délicat de le lui préciser, de le souligner au crayon gras.

Cette détérioration nécessitera vraisemblablement des soins palliatifs dans un hôpital ou dans un foyer spécialisé dans cette sorte de soins. Ces services sont coûteux et en disponibilité restreinte.

Une fonctionnaire a vraiment osé écrire cela. Quelle générosité. Que le reste de l'humanité se le tienne pour dit, dans les mouroirs canadiens, priorité absolue est donnée aux cancers canadiens.

Votre condition médicale pourrait entraîner le besoin de recourir à des frais dont le coût prévisible dépasse la moyenne par habitant au Canada…

Quel pays formidable qui peut se vanter d'avoir calculé le coût moyen d'un cancer du sein.

Votre condition pourrait contribuer à allonger les listes d'attentes, et empêcher d'offrir ces services aux citoyens et résidents canadiens !
Par conséquent, vous êtes inadmissible.


Inadmissible toi-même, connard. Je parle au petit boss de l'immigration à Buffalo quia autorisé l'envoi de cette lettre honteuse.

Inadmissible que, dans ce pays englué dans ses bons sentiments vasouilleux, dans sa générosité de bas de Noël, on ne sache plus ce qu'est, tout simplement, la décence.