Le mardi 8 juin 2004


À la Sainte-Luce
Pierre Foglia, La Presse

Je ne suis pas certain de très bien comprendre l'utilité de ce cours en communication que l'on offre en option aux élèves de secondaire quatre et cinq. Si au moins on les initiait à l'information, au traitement de la nouvelle, à l'écriture journalistique. Mais non, on les branche tout de suite sur l'opinion et les humeurs. Je trouve parfaitement ridicule de demander à des jeunes gens dont on n'a jamais formé l'opinion, d'éditorialiser, de chroniquer voir de polémiquer sur des sujets aussi complexes que la démocratie ou l'éducation.

Les profs qui donnent mes chroniques en pâture à leurs élèves pour en débattre ne se doutent pas à quel point ils me désobligent. Certains m'adressent ensuite les copies de leurs meilleurs élèves accompagnées d'un petit commentaire qui laisse percer une fierté presque paternelle : hein, hein monsieur le chroniqueur, ces jeunes là vous parlent dans le casque !

Passe sur la forme, l'argumentation est invariablement indigente. Je ne me retiens pas toujours de leur répondre que si ce sont là les meilleurs copies, je n'ose pas imaginer les autres. Ce n'est pas que ces jeunes gens soient bêtes, c'est qu'ils sont vides de savoirs, de références, de lectures. On devine qu'ils ne se sont jamais « pris la tête » sur rien. Personne ne leur a dit que réfléchir était le contraire de réduire. Personne ne leur a jamais dit que la quête du sens devait forcément être précédée d'une période de documentation. Personne ne leur a appris à se former une opinion avec une éponge. T'apporte une éponge sèche en classe, tu la tords devant les élèves, observez bien, p'tits crisses, y'a rien du tout qui sort. Après tu mets l'éponge dans un bocal plein d'eau. L'éponge se gorge, se gave, s'emplit. Voyez le bocal, p'tits crisses ? C'est la classe, faites pareil que l'éponge, emplissez-vous et taisez-vous. Personne ne leur a appris à lire compliqué. Surtout personne ne leur a appris à douter d'eux, je suppose que ce n'est pas bon pour leur estime de soi.

Il leur suffit de shooter n'importe quoi dans un français passable. On les félicitera de s'être exprimés. D'ailleurs je vous rappelle que l'examen écrit de français à la fin du secondaire consiste en un texte d'opinion qui est principalement jugé sur... la forme ! L'élève peut raconter n'importe quoi, du moment qu'il respecte la grille imposée, exposition - développement - conclusion - je-ne-sais-pas quoi. La pertinence de l'argumentation ne compte pas pour grand-chose. Pour vous dire jusqu'où l'on pousse le ridicule, il y a encore peu, on recommandait de glisser dans ce texte d'opinion un proverbe ou un dicton. N'importe lequel. Un proverbe, c'est trois points points, ou cinq points, même s'il n'a aucun rapport avec le sujet... Aussi bête que cela. Une de mes jeunes collègues de La Presse qui a quitté l'école il n'y a pas si longtemps vient de me raconter qu'avec ses copines elles glissaient dans leurs textes d'opinion un dicton qui les amusait beaucoup : à la Sainte-Luce les jours font un saut de puce. Que pensez-vous, mademoiselle, de la coopération internationale ? Eh bien voici, je pense que, tadadam, tadadam, tadadam, à la Sainte-Luce les jours font un saut de puce. Très bien, mademoiselle, 82. Plus cinq points pour le dicton, 87.

Celle-là n'en est pas moins devenue journaliste... à l'éducation.

D'autres sont devenus directement chroniqueurs d'humeur, mais en gardant du secondaire ce juvénile émerveillement qui peut leur faire découvrir l'Amérique, le fil à couper le beurre, ou la brouette toutes les cinq minutes. Dans un journal que je nommerai pas, pour ne pas lui faire de publicité, celui-là a découvert que le casque de vélo protégeait des blessures à la tête. Et le voilà qui se demande si l'État ne devrait pas en imposer le port obligatoire. On devine qu'il a très envie de dire oui. Mais il n'ose pas. Il se doute qu'il y a quelque chose de pas cool dans l'obligation de... il conclut en disant espérer qu'on va éviter un « autre » de ces interminables débats de société dont les Québecois ont le secret. Il ne manque pas d'air. Figurez-vous, jeune homme qu'il a été fait ce débat, vous deviez être au secondaire et le monde, eh oui, existait déjà. Vous avez bien le droit de le relancer, mais n'accusez pas les autres de radoter. Et évitez donc aussi autant que faire se peut, des arguments du style : « Puisque les coûts (des blessures à la tête) devraient être assumés par l'ensemble de la société, il est donc erroné de voir le port du casque comme un choix personnel »...

Plus secondaire que ça... Si j'avais été votre prof au secondaire cinq, jeune homme, et que vous m'ayez asséné une telle horreur, je vous aurais commandé un texte d'opinion sur ce thème : d'après vous, la société est-elle faite pour l'individu, oubedon, c'est l'individu qui doit être fait (formaté) pour entrer dans une société idéale ? Et si vous aviez eu la mauvaise idée de glisser dans votre texte qu'à Sainte-Luce les jours font un saut de puce, je vous eûtes crissé mon poing dans le front.

FAUX

L'autre jour dans nos pages éditoriales, cette lettre d'un lecteur qui commençait ainsi : « Ce qui est évident, actuellement, c'est que les journaux sont en train de faire élire le Parti conservateur. Comme ils ont fait élire le Parti libéral de Jean Charest... »

Faux. Les médias peuvent mettre fin à une guerre (ils ont mis fin à celle du Vietnam), ils peuvent lancer des modes, faire vendre un tas de trucs, des automobiles, des CD, des livres, ils peuvent remplir un restaurant, vider une salle de spectacle, mais ils ne peuvent pas faire élire un gouvernement. ils ne peuvent pas aller contre le sentiment profond d'une population. Si les libéraux perdent le pouvoir, ce ne sera pas à cause des journaux, et s'ils le gardent non plus. Aucun journal, aucun éditorialiste, aucun chroniqueur n'a jamais fait changer d'avis un seul électeur. Voyez qu'il m'arrive de vous annoncer aussi des bonnes nouvelles.