Le jeudi 17 juin 2004


La gauche
Pierre Foglia, La Presse

M. Omar Aktouf enseigne le management à HEC Montréal. La première fois que j'en ai entendu parler, c'était par certains de ses étudiants qui me pressaient de le rencontrer. « Vous êtes faits pour vous entendre », me disaient-ils.

Vous êtes sûrs ? Un prof de management des HEC ?

Oh ! vous verrez, il n'est pas comme les autres. Pas du tout HEC . Altermondialiste. Et même un peu marxiste.

C'était il y a quelques années. Depuis, M. Aktouf est devenu une vedette de la gauche. Candidat vedette de l'UFP aux dernières élections provinciales. Et présentement candidat vedette du NPD dans Outremont. Et toujours prof vedette aux HEC . Ses étudiants se sont trompés : je m'entends en général assez mal avec les vedettes. Même de gauche. À moins qu'ils soient très très drôles, très très brillants et qu'ils fassent dans l'autodérision comme Amir Khadir, mais il y a juste un Khadir et des fois il faut bien qu'il prenne un break; de toute façon, on le voit trop. Alors voilà, cette fois, la gauche c'est Omar Aktouf dans Outremont.

Il vient d'arriver. Il s'assoit. Je lui demande de quelle origine il est. Il me dit algérienne, en précisant : Berbère. En appuyant : Berbère. Je n'ai rien contre les Berbères. C'est son insistance à ne pas être algérien.. C'est le ton. Je ne sais pas très bien c'est quoi. Mais je n'avais déjà plus envie de cette entrevue. Je suis épouvantable, je sais. C'est comme ça pareil. Ça ne faisait pas une minute qu'il était assis, et dans ma tête c'était pesé, classé, fini.

Il est arrivé à l'entrevue avec sa valise à roulettes et son porte-vêtement. Fin observateur je lui ai dit : vous avez l'air de quelqu'un qui part en voyage.

Je vais à Paris. Je donne une conférence demain sur l'alter-management à HEC Paris. Il est question d'ailleurs d'en faire un cours l'an prochain.

Un intellectuel de gauche. Je devrais être content. Sont tous de droite ces temps-ci. Un intellectuel de gauche qui a introduit Marx et l'économie du travail aux HEC . Qu'est-ce qui me dérange ? Je ne sais pas. Le ton. Cette manière de dire que cela n'a aucun sens de ne pas tenir des élections à date fixe... « Enfin quoi ? Et mon agenda ? Je n'ai pas que ça à faire des élections. » Cette manière de me rapporter que les affiches de ses adversaires sont toutes barbouillées dans OUtremont, mais pas la sienne. Il y voit une marque de respect pour son intellect. Il ne lui est pas venu à l'idée que c'était peut-être parce qu'il était complètement hors course. Il me fait penser à ces praticiens qui font don de leur personne à la chose publique par grandeur d'âme certes, mais en ayant toujours l'air de se demander si la chose publique les mérite bien. Un Kouchner tiens. Un Réjean Thomas chez nous. Qu'est-ce qui me dérange chez Aktouf ? Tout ça. Et sa valise.

Alors comme ça, vous partez pour Paris. N'étiez-vous pas en Amérique du Sud la semaine dernière ?

Si, j'étais en Colombie.

Vous êtes bien candidat du NPD dans Outremont ?

Absolument, mais j'avais des obligations.

Il semble que ce soit chez lui une habitude de faire campagne hors frontières. Déjà aux élections provinciales l'an dernier, alors qu'il était candidat pour l'Union des forces progressives dans la circonscription de Rosemont, on l'avait beaucoup vu en Moldavie et dans le Haut-Karabagh.

Un candidat de gauche. Je devrais être content. N'incarne-t-il pas l'idée républicaine que je me fais d'un député ? Porte-parole d'une idée bien plus que défenseur des intérêts domestiques de ses électeurs. Il devrait pourtant me plaire celui-là. Pourquoi y m'émarve ?

Plus loin dans la conversation, il s'est plaint du peu d'intérêt que lui portaient les média, nommément Le Devoir et La Presse qui venaient de lui refuser un article « avec du contenu »...

De quoi parlait cet article M. Aktouf ?

De la torture en Irak, de la violence dans le sud de la Palestine, du néolibéralisme aux abois, et des États-Unis qui ne sont plus une puissance économique, seulement une puissance militaire.

De la torture ? De Gaza, dites-vous ? Savez-vous M. Aktouf que j'aurais retardé votre papier aussi ? Je l'aurais gardé pour après les élections. Passe encore de faire campagne à Paris et en Amérique du Sud, mais sur la Lune ? Est-ce bien raisonnable de faire campagne sur la Lune pour se faire élire député dans Outremont ?

Il m'avait apporté son tout dernier livre, La stratégie de l'autruche, qu'il me dédicaçait tout en jasant. Je n'ai pas encore lu ce qu'il a écrit sur la page de garde, mais je parie pour un compliment un peu creux qui parlera probablement de bicyclette. Pour ces intellectuels, je suis une vieille bicyclette avec des poignées dans le dos. C'était le lendemain du débat en français, je lui ai demandé ce qu'il avait pensé de la pénible performance de son chef, Jack Layton. Je l'ai trouvé formidable, m'a-t-il dit, ajoutant que M. Layton était le seul qui, ce soir-là, avait affiché du contenu... (Cela arrive parfois aux grands voyageurs : ils sont sur le décalage avant même de partir.)

Je travaille en toute liberté, comme vous le savez, dans un journal qui tient une ligne éditoriale assez loin de mes convictions. Reste qu'en 35 ans à La Presse, il m'est quelques fois arrivé de rêver de recevoir une offre d'un journal de gauche à l'européenne. Pas centre gauche. Pas Libé. Pas La Repubblica. Pas de quartier : carrément Le Monde diplomatique. Amir comme directeur de l'information. Françoise au social. Aktouf à vacances-voyages...

Mais bon ça ne sert à rien de rêver, après ce papier-là, ils ne voudront pas de moi.