Le samedi 10 juillet 2004


L'or de la vie (Yannick Lupien)
Pierre Foglia, La Presse

Vers Athènes
TORONTO

Nous sommes trois ou quatre journalistes à attendre Yannick Lupien dans la zone mixte. Il s'en vient. Il est là, presque. Mais il s'arrête. S'appuie au pilier du plongeoir. Et pleure. Longtemps. On voit ses épaules qui tressautent. Il se retourne enfin. S'essuie avec son t-shirt. Il est à notre hauteur. Mon collègue de Radio-Canada lui tend son micro. Pose une question. Yannick ouvre la bouche pour répondre. Pas un mot ne sort. Le moment est mémorable et peut-être même historique, il faudrait le demander à sa mère : c'est probablement la première fois de sa vie que Yannick ouvre la bouche et qu'il ne dit rien. Rien. Pas un son ! Il lève un doigt pour s'excuser. Il nous tourne le dos. Et pleure encore.

Avant que vous partiez à brailler vous aussi, vous préciser que Yannick pleurait de joie. Il venait de réussir le standard du relais 4 x 100 en terminant troisième de la finale du 100 libre. Il sera à Athènes. Il fera le relais, c'est sûr. Il partira même le premier, pas parce qu'il est le meilleur : « parce que je nul dans les échanges », sourit-il.

Ça n'a pas été facile. Il devait nager en 49,98 ou moins. Ila arrêté le chrono à 49,90. Ouf, vous savez ce que ça représente huit centièmes de seconde ? Un souffle. Un battement d'ailes de coccinelle. La première fois en deux ans que Lupien descend sous les 50 secondes. « Ça a été dur, raconte-t-il. Il y avait de la vague dans les couloirs du milieu. Par deux fois je n'ai pas pu ramener mon bras. Ce n'est pas un hasard si c'est le nageur du couloir un qui a gagné... »

Toujours en état de choc, il nous dit qu'il revient de loin : « Tout ce que j'ai vécu depuis quatre ans ! Toutes ces histoires, tous ces gens qui ne croyaient pas en moi. Même mon coach ces derniers temps... j'étais gros. Je n'avançais plus. Mais ce soir ! Ce soir !!! J'ai gagné la médaille d'or de la vie ! »

Puis il est redevenu le Yannick Lupien qu'on connaît, il m'a remercié pour le papier que je lui ai consacré hier : pour un gérant d'estrade, m'a-t-il dit en prenant le bras, pour un gérant d'estrade t'écris bien.

Annick est pour l'instant le seul nageur québécois qualifié pour Athènes. Dans la finale assez lente du 50 mètres libre, Nadine Rolland est passées loin de la qualification. Il m'a semblé voir Dave Johnson, l'entraîneur chef de l'équipe canadienne, pousser un soupir de soulagement. Je vous raconterai une autre fois. Mais s'il allait fallu que Nadine et Yannick -- avec qui il est en procès-- se qualifient le même soir, le pauvre homme n'aurait pas dormi de la nuit et peut-être plus jamais.

Et mon cul ?

Un des reproches, oh combien justifié, adressé aux médias est de ne s'intéresser aux sports olympiques qu'en période olympique. Ainsi les championnats canadiens de natation ne sont habituellement pas couverts par la télé publique. Si Radio-Canada / CBC est à la piscine de Etobicoke depuis mardi pour couvrir les essais olympiques, c'est bien évidemment parce qu'on approche des Jeux. Bref, j'arrive ce matin à la piscine, je les vois en train de ranger leur quincaillerie, défaire les tracks des caméras...
Vous partez déjà, les gars ?
Oui.
Vous ne serez pas là samedi pour les finales du 800 avec Brittany Reimer, la seule vedettes de l'équipe nationales ? Vous ne serez pas là pour la finale du 50 libre hommes ?
Du 200 papillon femmes avec Audrey Lacroix ?
Non. On s'en va couvrir le Molson Indy.
Pardon ! Vous allez couvrir QUOI ?
Le Molson Indy, Tagliani, Tracy, Carpentier. Le Champ Car est à Toronto ce week-end...

Et le pire, c'est que cette claque en pleine face, les athlètes, les coaches, les responsables des clubs, les mille personnes qui sont en ce moment à Etobicoke et qui se font snober à l'année par les grands médias -- quand ils ne se font pas carrément couper leur bulletin de sports s'ils sont du Québec --, le pire c'est qu'ils reçoivent cette claque sans broncher. Ils ne comprennent pas qu'on touche à leur intégrité. Les athlètes sont obsédés pour le moment par les standards qui les situent dans l'échelle de l'élite. Ils feraient bien de commencer à s'intéresser à d'autres standards, infiniment plus importants, qui déterminent leur rapport à la société.

Il reste quoi avant les Jeux olympiques ? Une trentaine de jours ? Radio-Canada / CBC a payé combien pour les droits de diffusion des Jeux ? Quelques millions ? Et on retire les caméras de la piscine pour les envoyer au vroum-vroum ? Et vous vous apprêtez, durant les deux prochains mois, à nous bassiner chaque jour avec l'esprit olympique ? Et le baron machin ? Et le rêve olympique ? Et l'idéal olympique ? Et la féerie olympique ? Et les drapeaux olympiques ? Et mon cul ? Hein madame chose. Et mon cul ?

Pas si mal

Pas si bien non plus ! Ces essais nous ont montré une natation canadienne entre deux eaux, entre deux philosophies surtout. On hésite encore à investir dans l'élite. Mais cela ne retarde rien d'hésiter puisque, de toute façon, voudrait-on le faire qu'on n'a pas les moyens de le faire ! Un constat qui pourrait s'appliquer à tout le sport canadien.

En attendant, les occasions d'exulter ont été rares à ces essais. Du moins jusqu'à l'avant-dernière journée. Une seule épreuve transcendantale. Le 200 libre. Sur leur lancée, Rick Say et Brent Hayden pourraient bien entrer dans la finale olympique. Et en leur ajoutant Andrew Hurd et Mark Johnson, on obtient un relais 4 x 200 assez bon pour prendre la médaille de bronze à Athènes. C'est jusqu'ici la meilleure chance de médaille olympique du Canada en natation.

Les dossistes aussi. Matt Rose et Riley Janes, ont bien fait. Les filles ont largement déçu. On nous avait beaucoup parlé de Brittany Reimer, la petite merveille de 16 ans, spécialiste de la longue distance (400, 800). On l'a même vue dominer son sujet dans le 200, attendant les autres pour essayer de les tirer -- en vain -- vers les standards d'un bien improbable relais. Mais dans le 400, loin de ses meilleurs chronos, c'est Brittany qui aurait eu besoin de se faire remorquer. On nous dit que cela correspond à son cycle d'entraînement, qu'elle atteindra le haut de la courbe à Athènes. C'est une bonne idée mais... j'en ai vu beaucoup de ceux-là dont la courbe ne remontait pas...

Le Québec ne s'en tire pas très bien, et même plutôt mal si, ce soir, Audrey Lacroix devait rater le standard du 2300 papillon. Le meilleur pour le Québec est dans les jeunes. Un avenir qui s'appelle Jonathan Blouin, de Québec, 15 ans, quatrième en grande finale du 100 papillon. Stéphane Horner de Beaconsfield, 15 ans, cinquième de la finale du 400 libre, Mathieu Bois, 15 ans qui a remporté la finale consolation du 100 brasse. Geneviève Saumure, du club Camo, huitième de la finale du 100 dos...

La confiance

Mark Tewksbury, ça vous dit quelque chose ? Médaille d'or au 100 dos à Barcelone en 1992. Après les Jeux, il révèle qu'il est gai. Sous toute réserve, je crois qu'il est actuellement président d'honneur des Jeux gais qui se tiendront à Montréal en 2006. En tout cas, il vit à Montréal. Il apprend le français, paraît-il. C'es un monsieur que j'aime bien, pour toutes sortes de raisons. C'était un athlète brillant. Et courageux, forcément. T'es sprinter, un peu cromagnon, du poil partout, la testostérone te sort par les oreilles, tu convoques une conférence de presse, ta médaille d'or autour du cou : eh bien voici, les boys, je suis gai. En fait c'est mieux que du courage, c'est du civisme. Ça fait du bien aux autres qui le sont aussi et qui ne le disent pas parce que ce n'est pas facile à dire quand t'es un athlète.

Donc j'aime bien Tewksbury. Il a juste un défaut : c'est un motivateur. C'est son métier dans la vie. Un métier de merde, si vous voulez mon avis. Il va dans les entreprises faire des pep-talks. Rarara Canada, pourquoi pas moi ? Ça m'énerve. Mais ça m'énerve ! Tewksbury est venu parler aux athlètes, hier soir à la piscine, et c'est ce qu'il leur a dit : pourquoi pas vous ?

Les athlètes n'ont tellement pas besoin qu'on leur dise ça. Ils sont déjà tellement pleins d'une confiance artificielle que leur ont fabriqué les psys de l'équipe. Une confiance qui leur fait perdre les repères qui leur seraient utiles pour se dépasser. Comment voulez-vous vous dépasser quand vous sous surévaluez ? Expliquez-moi.

La confiance est une force seulement quand elle est lucide, bande de nonos. Au lieu de vous répéter comme des débiles, c'est moi le meilleur, c'est moi le meilleur. Essayez donc : je suis un peu nul, mais je me soigne.