Le mercredi 11 août 2004


Comme un couteau dans l'eau
Pierre Foglia, La Presse

Ce garçon avait tout contre lui. Jugez-en. Il est né dans le fric, enfin dans le fric, la maman est la fille de M. Muffler, le papa un homme d'affaires prospère dans l'immobilier et la guenille ; la maison est à Laval-sur-le-Lac à côté du golf... on en connaît qui se sont gâtés pour moins que cela.

Ce n'est pas tout. Le hasard l'a mené à un sport un peu cabotin qui se juge à la ligne de corps, cela encourage à la pose, on en a même vu se pavaner. Et le plus grand danger de tous : il est devenu une supervedette à l'âge de 13 ans, cela fait déjà six ans, plus de temps qu'il n'en faut pour faire d'un enfant-phénomène, un monstre.

C'est ce qui séduit tant chez ce garçon : ce qu'il n'est pas devenu. Pour le dire autrement, Alexandre Despatie est un jeune homme ce qu'il y a de plus normal, mais justement, c'est pas normal.

Quand vous verrez plonger ce garçon de la tour de 10 mètres, vous ferez comme tout le monde : oh et ha. Retenez tout de même que son plus grand exploit aura été de ne pas devenir un monstre. Sa maman y est pour beaucoup, je crois, tout simplement en étant restée sa maman sans en devenir une fan, et son papa en ne devenant pas son coach. Ça aussi, on l'a vu souvent, je veux dire des papas-coachs et des mamans-fans qui ont tout gâché. Ce garçon a décidément beaucoup de chance. En plus d'un grand talent. En plus d'une voiture sport grise qui a l'air d'une Porsche, mais qui n'en est pas une, il m'a dit c'était quoi mais je ne me rappelle plus. Et en plus, depuis quelques jours, il a une nouvelle petite blonde comme il rêvait d'en avoir une, une fille qui n'avait jamais entendu parler de lui. Je la vois d'ici, des grands yeux innocents, Despatie ? Alexandre ? Ah non, vraiment ça me dit rien. Tout pour lui je vous dit. Ingénu en plus. Il ne lui manque qu'une médaille olympique et c'est pour lundi.

Il déboule les escaliers -- il sortait de la douche -- me tend la main. Bonjour ! La même impression qu'il y a quatre ans à Sydney. Il sortait de la piscine où il venait de donner tout un spectacle, ratant le podium de peu, on était 12 000 journalistes à le presser, il nous parlait comme si on était juste deux dans son salon. Il avait 15 ans, il était adorable. Il l'est autant.

Il s'en va à La Ronde, me dit sa mère.

La Ronde ?

Oui, avec des copains, on y va une fois par année. Une sortie comme quand on était petits. Mais prenez votre temps, je ne suis pas pressé du tout.

Il s'est assis dans le grand fauteuil du salon. Derrière, à travers les portes vitrées, on aperçoit la piscine où tout a commencé. Sylvie Bernier, médaillée d'or en plongeon à Los Angeles, était une amie de la famille Despatie, elle a vu quel chose dans ce gamin de cinq ans, elle a dit aux parents vous devriez l'envoyer au club CAMO, l'histoire a été racontée100 fois, la suite aussi...

T'es pas tanné de raconter ta vie ?

Non. J'ai appris à aimer les médias. C'est jamais devenu une corvée.

Te reconnais-tu quand tu lis les entrevues que tu accordes ? N'es-tu pas tenté, parfois, de t'inventer un personnage ?

Je ne lis pas les entrevues que j'accorde. Je ne vois pas non plus ma photo à la une des magazines. Je la vois, mais je ne la vois pas, je ne sais pas si vous comprenez. Si on me reconnaît dans la rue ? De plus en plus. Si je suis dans un bar avec des amis et que je m'éloigne, pour aller pisser par exemple, mes amis vont se faire demander si c'est bien moi, si je suis fin... Mes amis répondent non, c'est une tête de con, mais on sort avec lui parce qu'il gagne des médailles. Non c'est pas vrai, ils ne disent pas ça ! Pour revenir au vedettariat, je ne suis pas une si grande vedette qu'on le croit. Hors du Québec, pas plus loin que Toronto par exemple, je suis personne.

C'est quoi une grande vedette ?

Un joueur de hockey. Un acteur de cinéma. Les plongeurs chinois tiens, qui sont les idoles d'un milliard de Chinois !

Mais peut-être que tu gagnes plus d'argent qu'eux !

Vous croyez ? Ces gars-là sont immensément riches.

On raconte que tu l'es aussi.

Je sais. On a écrit que je n'avais plus de soucis à me faire pour le reste de mes jours. C'est un malentendu. Mes parents gèrent mes finances et on a convenu qu'ils ne me montraient pas les chiffres, mais je sais très bien que le plongeon terminé, je ne pourrai pas rester très longtemps sans revenu.

On dit que tu rêves d'une carrière au cinéma. Pourquoi ne commences-tu pas maintenant ?

Parce que le plongeon prend tout me temps. Je finis à quatre heures de l'après-midi, six jours par semaine.

Tout le monde le dit, les médias s'y préparent, Alexandre Despatie sera la grande vedette du Canada à Athènes. Deux médailles, et pourquoi pas trois. L'or, l'argent et l'encens des vénérations nationales. Les habituelles attentes irraisonnables d'un pays où seule la victoire est jolie. On imagine une formidable pression, on imagine le jeune homme avec un énorme poids, là, dans la poitrine. Une angoisse sourde. La hâte d'en avoir fini.

Eh bien on imagine mal.

Ce que les gens disent, ce que les journalistes prédisent, entre par une oreille du jeune Despatie et sort par l'autre. Cette pression là, extérieure, ne l'atteint pas. Il ne panique pas à l'idée de « décevoir »... « Je vais tout faire pour gagner. Mais je peux aussi bien finir cinquième à la tour comme au trois mètres. Si j'ai tout donné, si je suis cinquième parce que les autres auront été parfaits, je n'aurai aucun regret. Je ne m'en vais pas à Athènes en mission, gagner une, deux ou trois médailles. Je m'en vais à Athènes faire ce que j'aime le plus au monde, plonger.

Qu'aimes-tu tant dans le plongeon ?

Tout. L'atmosphère. L'amitié entre les plongeurs. On ne se regarde pas de travers comme dans d'autres sports. On est entre amis.

Même les Chinois ?

Surtout les Chinois. (Il me montre une cicatrice sur son poignet gauche. Une brûlure de cigarette). Feng Wang, le Chinois qui est mon principal adversaire au tremplin de trois mètres, a exactement la même brûlure, c'est notre pacte d'amitié.

Tu fumes ?

Non. Les Chinois fument beaucoup ! Pour revenir au plongeon, on ne compétitionne pas les uns contre les autres, mais contre soi-même. On veut tous réussir le plongeon parfait.

Qu'est-ce qu'un plongeons parfait ?

Comme un coup de couteau dans l'eau. C'est un plongeon hyper difficile que t'exécutes si bien qu'il a l'air hyper facile. Un plongeon parfait dégage une énergie incroyable. Ça vient te chercher. Le Chinois entre dans l'eau et tu fais wow !

Et si c'est toi ?

Si c'est moi qui fais le plongeon parfait, l'énergie dont je vous parlais, je la dégage, faut que je demande à ceux qui la reçoivent, moi je me doute que c'était bien, mais il faut qu'on me le confirme...

Alors comme ça, tout est plaisir. Aucune pression ? Jamais ?

Holà ! J'ai pas dit ça. Pas de pression extérieure. Pas de pression de la rue. Pas les attentes des autres. C'est pas mon problème que les gens attendent de moi une, deux ou douze médailles.

Mon problème, c'est moi tout seul. C'est le doute. Et une grande insécurité. Tout d'un coup je tombe au fond d'un trou. Je deviens comme fou. Et je rends fou les gens autour de moi. Mon entraîneur, mes parents. Cela survient régulièrement. Comme un cercle infernal. Ça se met à mal aller à l'entraînement et je panique. Je suis obsédé par une question : tout d'un coup que je ne serais plus jamais bon ?

C'est arrivé récemment ?

C'est drôle, il est arrivé exactement le contraire au mois de juin. Au mois de juin, ça allait si bien que je me suis inquiété ! J'ai dit à Michel Larouche, mon entraîneur : je suis hight ça se peut pas, ça ne peut pas continuer, je vais casser avant Athènes ! Deux jours après, je me blessais à la cheville en prenant mon appel au tremplin. J'ai eu très peur. Mais vous voyez, la nature fait bien les choses finalement. Elle fait des ceux pour qu'il y ait des hights.

Ses adversaires :
tels que désignés, dans l'ordre, par Alexandre lui-même

Alexandre Despatie participera à trois disciplines au cours des prochaines semaines à Athènes : le tremplin de trois mètres, la plateforme de 10 mètres et le plongeon synchronisé de 10 mètres. À LA TOUR -- Le Chinois Liang Tian, qu'Alexandre qualifie de « pire plongeur de la planète Mars », manière de dire qu'il échappe aux pesanteurs des pauvres Terriens. Puis un autre Chinois, nommé Jia Hu. Puis l'Australien Mathew Helm et le Cubain Jose Antonio Guerra Oliva .

AU TREMPLIN -- Le Chinois Wang Feng, celui-là même avec qui il a fait cet étrange pacte d'amitié. L'Américain Troy Dumais. Le Japonais Ken Terauchy. Encore un Chinois, Bo Peng. Et un autre Australien, Robert Newbery

EN SYNCHRO À LA TOUR (avec son copain Philippe Comtois) -- Les Chinois encore. Après, c'est ouvert. "On a fait troisième cette année à la Coupe du monde, mais ne le prenez pas pour une promesse de médaille, certains favoris ont fort mal plongé."
Note: Alexandre ne s'est pas qualifié pour le au synchro tremplin.

ARRÊT SUR IMAGE -- La photo, spectaculaire, est accrochée au-dessus du foyer, dans le salon des Despatie. Alexandre a été saisi dans les airs au moment où il amorce sa vrille, il a l'air de flotter au-dessus de la ville de Barcelone, on aperçoit la cathédrale de Gaudi en fond de scène. La photo montre ce que l'on ne voit pas quand on regarde une compétition de plongeon : l'effort. Le visage d'Alexandre est crispé, tous ses muscles bandés, la photo montre ce que le plongeur doit cacher : l'effort. À ce moment précis, le spectateur n'a vu que la ligne de corps : absolument parfaite. Dans cet arrêt sur image, l'essence du plongeon, son paradoxe et sa magnifique mystification.

ALEXANDRE LE GREC ? -- L'arrière-grand-père d'Alexandre était un immigrant grec qui a épousé une Grecque de Montréal. Ils ont eu une fille qui s'appelait Caliopé Guevaris, elle a épousé un Despatie. Ils ont eu une fils, Pierre Despatie, le père d'Alexandre. Vous savez tout, en fait vous en savez plus qu'Alexandre lui-même, qui écoutait sa mère me raconter ça et disait : hein ? Je savais pas.

ALEXANDRE ET LA PRESSE -- C'est en revenant d'une répétition du Gala de La Presse qu'Alexandre a jeté sa Jetta toute neuve sur un lampadaire, c'était il y a deux ans. La voiture presque coupée en deux. Lui ? Rien.

ALEXANDRE ET LE HOCKEY -- Une fois, Alexandre a joué au hockey. Il était petit. Ça ne s'est ni bien ni mal passé. En sortant de l'aréna, son père lui a demandé, pis t'aime ça ? Tu veux qu'on revienne la semaine prochaine ou tu préfères faire du ski comme on fait toutes les semaines ? Le gamin a demandé une pièce de monnaie. Il l'a lancée. Pile, c'était pour le ski. Le ski il a dit. Il n'a jamais montré la pièce. Son père est persuadé que face aussi c'était le ski.