Le samedi 2 octobre 2004


C'est beau la vie (bis) ...
Pierre Foglia, La Presse

Je revenais d'une promenade à vélo avec un ami. Un jeune cycliste nous croise dans son maillot .rouge des Brioches La Boulangère. C'est Thomas, je dis à mon ami. Il a 14 ans. Son premier vélo de course. Il habite un peu plus loin, au coin de mon chemin. Sa mère est en chaise roulante, elle a la sclérose en plaques.

On arrive au coin de mon chemin, Luc tondait le gazon. Je lui envoie la main. C'est le père du gamin, je dis à mon ami. Je viens de t'en parler, sa femme a la sclérose en plaques. En ajoutant comme chaque fois, à mi-voix, juste pour moi :je ne sais pas comment ils font.

J'arrête parfois pour faire des paniers dans leur cour. Le gamin, petite bol à l'école, est pas pire aussi au basket. Luc est peintre en bâtiment. Les deux se foutent de moi parce que l'autre jour, en reculant, j'ai défoncé leur poubelle. Des fois, pendant qu'on joue au 21, Lucie pousse sa chaise sur la galerie. Bonjour, Lucie, ça va ?

Ça va bien! Elle insiste sur le bien. Arrête, je lui dis silencieusement dans ma tête, comment ça peut aller bien ? Il me semble qu'elle se recroqueville un peu plus chaque fois dans sa chaise...J'ai pris prétexte du jeune homme qui s'est enlevé la vie à la fin de l'autre semaine pour aborder le sujet avec mille précautions. T'es sûre, Lucie, que ça ne te dérange pas d'en parler ? Ton nom dans le journal, tout ça ?

Pour le jeune homme qui s'est suicidé, Lucie n'est pas très au courant. Elle ne lit pas les journaux. Elle a suivi un peu l'histoire à la télé. Je ne comprends pas pourquoi il s'est suicidé, il avait l'air en forme, il était jeune...
Tu trouves ça immoral ?
Je ne comprends pas, c'est tout. Je me suis même dit: il y a sûrement autre chose.

Toi, comment as-tu appris que tu avais la sclérose en plaques ?
J'avais 18 ans. Je vivais ici à Frelighsburg. J'étudiais au cégep de Saint-Jean en technique de laboratoire. Un prof a remarqué que j'avais des problèmes de coordination. J'étais maladroite. J'échappais souvent mes petites plaquettes de verre. Je suis allée consulter un neurologue. Un autre. Finalement c'était ça, la sclérose en plaques.

Qu'est-ce que t'as fait ?
Rien. J'ai continué à faire du ski, de la marche, à danser. Mais j'ai changé d'orientation. Je suis allée en sciences de l'éducation à l'Université de Trois-Rivières, où j'ai eu mon bac.
T'as eu des amoureux ?
Quelques-uns. C'était la première chose que je leur disais. J'ai la sclérose en plaques. Ils se poussaient, c'était pas long. Et puis est arrivé Luc. C'était dans le temps des pommes, à Frelighs. Un cueilleur. Il venait d'Alma. Il m'a invitée à aller danser. Lui aussi je lui ai dit le premier soir. Deux choses, Luc. J'ai la sclérose en plaques, je vais peut-être me retrouver en chaise roulante un jour. L'autre chose: je ne pourrai pas avoir d'enfant. Il a disparu pendant deux semaines. Puis il est revenu.

On s'est mariés, j'avais 23 ans. Six mois après, première grosse crise, je suis restée couchée plusieurs mois. Puis j'ai retrouvé mes moyens. J'enseignais à l'élémentaire. Les années passaient, tout allait si bien qu'à 29 ans, j'ai cbangé d'avis, j'ai voulu un enfant. Je n'ai jamais été aussi heureuse que pendant ma grossesse, d'autant plus heureuse que c'était un garçon (la sclérose affecte surtout les filles). Tom (Thomas) est né et ç'a été, et c'est toujours, le plus beau cadeau que m'a fait la vie.

Combien d'années de répit avant de te retrouver en chaise roulante ?

Il y a d'abord eu la canne, puis la marchette. La chaise roulante, c'est seulement depuis 1999. J'avais 41 ans. Quelques années plus tôt, la maladie s'est déclarée chez ma soeur jumelle (identique). Pour elle, ç'a été plus difficile, elle pensait en être réchappée, et voilà que ça lui arrivait à 35 ans passés. Elle a trois enfants.

Tu ne t' es jamais tannée ? Tu t'es jamais dit ça vaut pas la peine ?

Au mois de mai, je me suis endormie dans les toilettes. J'ai basculé et je me suis cassé la hanche. J'ai passé trois semaines à l'hôpital. J'ai trouvé tout à coup que c'était beaucoup. Mais aussitôt de retour à la maison, j'ai retrouvé toute ma sérénité.

T' es croyante ?
Oui. Mais pas pour devenir folle.
Ton chum est tanné ?
Des fois, il marmonne. Thomas aussi. C'est normal. Pas plus tard qu'hier soir, Tom est rentré de l'école en disant: ce soir papa joue au ballon-balai, il a le droit, mais je t'avertis, moi, j'ai pas envie de t'aider. Ce soir, tu t'arranges toute seule, pour tout.

Le voilà justement qui descend de l'autobus scolaire. Traverse la cour. Ramasse le chat au passage, entre. S'assoit à côté de sa mère.
T'es tanné de ta mère ?
Ben non. Des fois, je ne suis pas de bonne humeur. Des fois, j'aimerais alIer au cinéma à Montréal avec papa. Pis c'est pas possible à cause qu'elle est pas bien. Ou j'aimerais aller à Cuba l'hiver.

En quoi ta vie est-elle différente de celle de tes amis ?
Pas si différente. Je fais mon lavage. Je fais le ménage. Des petites affaires comme ça.

C'est au tour de Luc d'arriver de la job dans ses habits de peintre. Je l'attaque de front. Je vais t'avouer un truc, Luc. Chaque fois que je passe devant chez vous, et je passe devant chez vous chaque fois que je vais chercher le journal au village, chaque fois, je me demande comment tu fais. Com- ment vous faites. La question te fâche ?

C'est la question que nous posent tous nos amis: comment vous faites ? Même le neurologue de l'hôpital Notre-Dame, qu'on rencontre aux trois mois, semble chaque fois surpris de nous voir encore ensemble. Vous êtes bien le mari ? qu'il me dit. Ben oui. Le même que la dernière fois.

Alors, comment fais-tu ?
Je te répondrais d'abord qu'on a beaucoup, beaucoup d'aide. Tu me niaises ?
Pas du tout. C' est très important. On n'y arriverait pas sans aide. On a la chance d'être dans une société riche qui, pour une fois, ne gaspille pas son argent. Tous les jours de la semaine, on a une aide ménagère de 9 h à 3 h. Notre maison a été refaite pour convenir à Lucie. Couloirs élargis. Plafonds renforcés. On est venu nous installer un porte-personne sur rail à poulie pour lui permettre de se déplacer toute seule de la chambre à la salle de bains. La cuisine a été adaptée pour que Lucie puisse entrer sa chaise sous la plaque chauffante. La fourgonnette a été réaménagée au complet, elle pourrait conduire si elle voulait. J'entendais des gens cette semaine à la télé réclamer plus de soutien... Moi, je ne vois pas comment je pourrais avoir plus de soutien que j'en ai là. J'ai juste à demander au travailleur social qui traite mon dossier au CLSC la Pommeraie. Il s'appelle Claude Dion, si tu veux savoir il m'a même donné son numéro à la maison. Il m'a dit: tu me déranges n'importe quand. Je l'ai dérangé une fois, quand Lucie s'est cassé la hanche.

! O.K., Luc, stop. Maintenant en , passant devant chez vous, quand je vais me demander: comment ils font ? Je pourrai répondre : avec un porte-personne Sur rail, à poulie. Mais ta vie, Luc, tu la portes comment ? A vec un porte-vie Sur rail à poulie aussi ?
Il m'a répondu: je ne comprends pas ta question. La vie se porte toute seule. Il suffit d'exister.