Le samedi 9 octobre 2004


L'employé modèle
Pierre Foglia, La Presse

Hydro-Québec cherche, du moins cherchait récemment, des agents de sécurité pour travailler à sa centrale nucléaire de Bécancour. Michel Noël, qui habite à Sainte Marie de Blandford, à 15 minutes de la centrale, a posé sa candidature. On lui a fait passé des tests. Sa candidature n'a pas été retenue. La direction principale des ressources humaines d'Hydro s'en explique dans une lettre datée du 17 septembre dernier :
Monsieur,
Permettez-nous d'abord de vous apporter des précisions sur la nature des tests qu'utilise Hydro pour présélectionner ses candidats... (suivent les précisions. On s'en doutait, il s'agit à la fois d'un test d'aptitudes et d'un test de personnalité.)

Le second paragraphe informe le candidat qu'on ne peut lui faire un compte rendu détaillé de ses résultats, et cela conformément, entre autres choses, au code de déontologie des psychologues. Je ne vois pas ce qu'il y a de déontologique à faire mystère des résultats d'un test psychologique à celui qui vient de le passer... Le médecin vous ausculte et cache le diagnostic ? Je ne comprends pas très bien, mais il y a tant de choses que je ne comprends pas.

Dans sa grande générosité, Hydro consent tout de même à lever un coin du voile en révélant au candidat qu'il a pleinement satisfait au test d'aptitudes, félicitations. Hélas, il a échoué au test de personnalité. Et c'est ici que, dans un incroyable charabia nouvel âge, Hydro se permet de recommander au candidat rejeté, dans l'intérêt de son développement -- il a 46 ans -- de faire preuve d'une attention soutenue et de qualité envers ceux qui l'entourent.

Au-delà de ce charabia propre à la psychologie transpersonnelle -- n'est-ce pas à Hydro que s'était implantée si facilement la secte du Temple solaire ? -- au-delà de l'outrecuidance de faire la morale à un citoyen de 46 ans, il y a ce profil « moral » qu'imposent de plus en plus d'entreprises par leurs foutus tests de personnalité. La lettre se termine en empruntant au vocabulaire des libérations conditionnelles : Vous serez éligible à reprendre nos tests après qu'une période de deux ans se soit écoulée...

On a beaucoup dénoncé récemment la culture Wal-Mart, mais sait-on que c'est peu ou prou la même culture qui prévaut dans de plus en plus de grandes entreprises, où les ressources dites humaines ont recours à ce fameux questionnaire de 250 questions qui met l'âme des candidats à nu ? Cette démarche d'intégration (même racine qu'intégrisme) vise à constituer un corps d'entreprise sain et homogène. Plus que des employés modèles, on cherche maintenant des structures mentales modèles.

Il est remarquable que le discours à la mode dans la société, particulièrement dans la nôtre, célèbre l'altérité, le métissage, la richesse de la différence. Mais il est tout aussi remarquable que ces différences qu'on célèbre sont toujours les mêmes. De façon presque comptable, cela prend quatre Nègres, deux handicapés, une lesbienne, un Juif et youppi, on est en voiture. On est, de facto, une société ouverte.

Sauf que si ces gens-là veulent travailler à Hydro comme gardiens de sécurité, sont mieux d'être homogènes dans leur petite tête ! Sont mieux d'être capables de faire preuve d'une attention soutenue et de qualité envers ceux qui les entourent. Différence de peau, de religion, de culture, ça, c'est bien. Prier autrement. Manger autrement. Ça, ça va.

Mais penser autrement ? Holà ! Penser par exemple que la dissidence, la lucité, la subversion sont des actifs dans une entreprise ? On n'est pas rendu là.
Ben voyez, moi, si j'étais chef d'une grande entreprise, je veillerais personnellement à embaucher quelques remarquables têtes de vache, quelques tout croches, quelques pas d'allure.
Et, de temps en temps, je leur donnerais une promotion. Mais je dis ça comme ça, ne vous sentez obligé de rien, boss.

Le camion

Vous vous rappelez Bébé ? Eh bien, elle est morte.
Bébé était un bébé chevreuil de rien du tout, petite femelle vagissante quand Georges Landry l'a trouvée près de chez lui, en juin 1996. Georges -- qui est taxidermiste, le hasard s'amuse -- Georges a tout de suite fait le lien : la veille, une mère chevreuil s'était fait tuer par un camion tout près de chez lui, sur le chemin Denison, dans le canton de Granby.

Georges a élevé Bébé au biberon. Devenue grande, elle le suivait partout comme son chien. Alors qu'elle avait un an et demi, Bébé a été heurtée à son tour par un camion, encore sur le chemin Denison. Georges l'a fait amputer, et elle est devenue le chevreuil à trois pattes le plus connu de l'hémisphère Nord. Selon un agenda immuable, elle partait en ravage en décembre sur ses trois pattes et revenait en mars mettre bas dans la cour de Georges, où elle passait l'été. De temps en temps, elle allait faire un tour downtown Granby, son foulard rouge autour du cou. Parfois, c'est Georges qui allait la chercher, parfois c'était les policiers qui la lui ramenaient comme une ado fugueuse. Ces deux dernières années, Bébé n'est pas allée en ravage. Mais elle trouvait le moyen de fricoter pareil dans les bosquets alentour et de tomber enceinte. L'année dernière, encore, trois petites femelles. Cette année, deux petits bucks. Elle a eu 14 enfants en tout.

Le 9 août dernier, alors que Georges était à l'hôpital à Sherbrooke, Bébé s'est fait tuer par un camion. Il s'en trouve pour penser que c'est toujours le même.

De mon utilité

Tout le monde applaudit et tout le monde a raison, je viens de finir Une vie français, de Jean-Paul Dubois, c,est vraiment très bon. Le titre dit tout du sujet -- une vie très française -- mais rien du style, qui n'est pas français du tout, il est complètement américain, le style, je ne sais pas si vous êtes un familier de Richard Ford -- Independance, par exemple --, ce mélange de futilité et de tragique, cette existence qui pourrait être la nôtre à force de dériver pour si peu de chose. On a souvent annoncé le grand roman de la décennie ; ce ne sera pas celui-là, qui est à peine un roman, une dérive, plutôt, vers là où les eaux se mêlent, Raymond Carver, John Updike, Jean-Paul Dubois, ces eaux-là qui donnent envie d'écrire tant elles coulent facilement. Ne vous y fiez pas.

Tout le monde a trouvé La bête qui meur , de Philip Roth, beaucoup moins bon que son précédent, La Tache ; et tout le monde a encore raison. Si ça continue comme ça, très bientôt vous n'aurez plus besoin de moi pour lire. Qu'est-ce que je vais faire ?

En attendant de trouver, je pars pour les États, les élections, tout ça. Je vous reviens samedi prochain.