Le samedi 16 octobre 2004


Bonheur d'Amérique
Pierre Foglia, La Presse

Richford --

L'Amérique m'a toujours émerveillé. J'avais 23 ans quand j'ai débarqué à San Francisco, où vivaient mes soeurs. Le jour, je travaillais à la maintenance d'une compagnie d'assurances ; le soir, j'allais écouter les poètes au City Light Bookstore. Je comprenais un mot sur trois, les poèmes les plus beaux sont ceux qu'on imagine. Quelques années plus tard, en couvrant le hockey, j'ai découvert ces villes magnifiques que sont Chicago, Philadelphie, Boston. Et New York, bien sûr. C'est à New York que j'ai découvert Los Angeles, à la Saint Marks Boookshop, dans les livres de Bukowski. Beaucoup plus tard, je suis allé au Mississippi en vélo, j'y ai mangé de la barbotte deep-fried, c'était à Vicksburg, en regardant passer les péniches sur le grand fleuve.

L'Amérique a toujours été un grand bonheur, mais jamais autant que depuis que je vis à sa frontière. Jamais autant que jeudi dernier. Vous vous rappelez le soleil qu'il faisait, jeudi ? Octobre n'a jamais été aussi rouge que jeudi dernier -- rouge brique dans les érables, rouge sang dans les sorbiers. Tous mes chemins de vélo ou presque mènent aux États, mais j'avais pris le plus difficile, celui qui se rend à Richford par les vergers de la Joy Hill, où l'on cueillait les dernières pommes.

Le douanier a feuilleté mon passeport d'un doigt soupçonneux :
Qu'êtes-vous allé faire en Jordanie ? Et en Iran ?
Il m'a posé 20 autres questions d'un ton rogue. Un zélé, les jambes écartées, près à dégainer comme Henry Fonda dans Fort Apache. Il faut savoir qu'ils ne sont pas tous comme ça. Il y en a aussi des neutres, des admiratifs : Vous allez monter Jay ? Et des pratiques qui vous demandent si vous avez une pièce d'identité, vous l'exhibez mais ils vous disent non, non, ça va, c'est pour vous, qu'on puisse vous identifier si vous vous faites tuer sur la route.

Voilà, vous êtes entré. Vous êtes en Amérique. La plupart des visiteurs ne voient pas de différence. Il y en a pourtant mille. Dans le paysage, d'abord, les vergers et les cultures ont fait place aux prairies, aux fermes laitières avec leurs grandes étables qui empiètent presque sur la route, leurs purin en tut cas. Les gens vous saluent, de son tracteur le paysan vous adresse un petit signe de la main. Ne lui répondez pas. C'est un sale con. Il va voter Bush. Tous les agriculteurs votent Bush. je déconne. Je me fous du vote des agriculteurs. Quand je dis que l'Amérique a toujours été un grand bonheur, j'inclus les années L.B. Johnson, les années Nixon, les années Reagan, les années Bush père et fils. J'inclus les rednecks, les douaniers irascibles, les paysans qui votent Bush. J'inclus Richford, cette petite verrue dans les Montagnes vertes. Richford si mal nommé, si pauvre, si délabré qu'on dirait un de ces villages charbonniers de la Virginie de l'Ouest.

Pour vous dire comme c'est mort, en pleine rue principale, entre le garage et le club vidéo, il y a le cimetière. En face, Richard Lamonda aplanté sa pancarte bleue républicaine : Jim Douglas for governor.
Comme ça, vous allez voter pour Bush aussi ?
Pouvez être sûr !
Dans la cour, des poules picorent sous deux ou trois vieux camions. Le gros bonhomme s'essuie les mains avec un chiffon. Je vais voter Bush pour deux raisons, mon ami. Parce qu'il est le meilleur pour la classe moyenne. Et parce que c'est le seul qui est prêt à botter le cul des terroristes...
Vous avez peur des terroristes, ici, à Richford ?
J'ai deux enfants, je veux qu'ils soient en sécurité partout dans ce pays, comme avant le 11 septembre 2001.
Un peu plus haut sur Main Street, le bric-à-brac de Margo Sherwood. Elle, c'est Kerry all the way.
Les jeunes, les artistes, les modernes, les Canadiens, c'est Kerry, m'explique-t-elle.
Les Canadiens ?
Les gens d'origine canadienne. Sont nombreux à Richford. Pour n'en nommer qu'un, le chef de nos pompiers s'appelle Paul Martin !
(Le nord du Vermont est plein de Desautels, de Legault, de Lavallée devenu Lavalla, de Fecteau, de Hurtebise, etc. Mais n'en déplaise à Margo, il est douteux qu'ils soient si largement pro-Kerry. En fait, si le Vermont s'affiche résolument démocrate, c'est par ses villes -- Burlington, Montpellier, Barre, Rutland. Dans ses cantons ruraux, franco ou pas, on est en plein pays de Bush.)

Normand Marchesault, par exemple, s'il avait le droit de voter, voterait Bush. Mais il n'a pas le droit. Même s'il vit depuis 46 ans à Richford, il n'est toujours pas Américain. Il travaille à la minoterie Blue Seal, le seul employeur du village. Normand est responsable du déchargement des camions de grain. Je lui ai expliqué que mon journal avait commandé un sondage dans 10 grands pays du monde et que dans neuf de ces pays on avait une très mauvaise opinion de M. Bush...

Pis ? Comment peuvent-ils savoir, ces étrangers ? Ils ne vivent pas ici. Moi, je voterais pour Bush parce que ce qu'il dit, il le fait. Mais aussi pour la business. Bush est un très bon président pour l'américain moyen. À l'étranger, on le juge sur l'Irak. Nous, on le juge sur ce qu'il a fait ici.

Alors vous pensez qu'il va gagner facilement ?
Oh ! non. Ce sera très serré. Les jeunes veulent Kerry. Si c'était l'Amérique contre le reste du monde, Bush gagnerait facilement. Mais c'est l'Amérique contre l'Amérique.
Deux Amériques alors ? On en fait de plus en plus état. Je n'y croit pas. La pauvre, la riche, la vieille, la jeune, la Bush, la Kerry, c'est toujours la même. L'enjeu de la prochaine élection n'est pas si capital. Rien ne changera en Irak, anyway. Et pas tant qu'on le croit à l'intérieur. On me traitera de trotskiste comme chaque fois que je défends la politique du pire, mais osez donc me contredire quand j'avance que l'autre Amérique, la culturelle, l'intellectuelle, la verte, la socialiste, n'est jamais aussi vivante qu'aiguillonnée par l'ultra conservatisme d'un Reagan, d'un Bush.

Je ne sais pas ce que je donnerais pour que Kerry l'emporte, mais ça n'a reien à voir avec l'Amérique. Ça a à voir avec mes défaites et mes victoires à moi. Beaucoup à voir avec mes détestations. Très peu avec la conviction que Bush ou Kerry, cela changera le monde.

Bush ou Kerry, il y aura toujours, moins d'un kilomètre passé Richford, cette merveilleuse petite route qu'on prend à droite et qui s'élève abruptement au-dessus de la vallée de la Missisquoi. Au sommet de ce col de cinq ou six kilomètres, la route débouche soudain plein ciel sur la rougeoyante représentation des Green Montains. Il n'y a plus alors qu'à se laisser glisser, dans un grand bonheur d'Amérique, jusqu'au pont couvert de Montgomery Village.