Le mercredi 27 octobre 2004


Ils ont tous peur
Pierre Foglia, La Presse

TRAVERSE, Michigan

Vous ne l'avez sans doute jamais remarqué, les Grands Lacs ont la forme d'un foie de lapin. Je suis entré au Michigan par le hile, cette guédille qui noue les trois les trois morceaux. De Sault Ste.Marie, on passe un embrouillamini d'îles et de presqu'îles où se mêlent les eaux des lacs Huron, Supérieur et Michigan, ensuite deux ponts payants mènent à Mackinaw City. On avance comme en pleine mer, dans une immensité bleue. Sous les arches des ponts, j'ai dit à Ben : c'est dans un décor comme celui-là, du bleu et des arches glorieux, que tu t'imagines aller rejoindre Allah à la fin de ta vie ?

J'ai monté le son de la radio. C'était Santana. Ben l'a éteinte illico. Il n'aime pas la guitare. Il aime juste le chant du muezzin.

Je ne voyage pas seul. Il s'appelle Ben. Comment ça, lequel ? Ne me dites pas qu'il y en a deux. Ben, l'unique. Celui-là même dont on disait vous allez voir, les troupes de M. Bush vont le pogner, comme par hasard, 15 jours avant l'élection. Ils ne le pogneront pas. Il est avec moi. Je l'appelle Ben tout court pour tromper l'adversaire, mais c'est pas nécessaire, sans sa barbe et en jeans, il ressemble à un vendeur de souliers de chez La Baie. Je l'appelle aussi taliban quand il me fâche. Comme hier soir. On a soupé au Motel 6 à Mackinaw City, j'avais fait l'épicerie, des ailes de poulet cajun, du cole slaw, il a bien mangé, mais pour dessert, y'avait de la Häagen-Dazs, de la rhum-raisin, il l'a recrachée à cause du rhum qui n'en est même pas. Après la profanation des statues de Bamiyan, voici, presque pire, l'outrage à la Häagen-Dazs. S'pèce de tata-liban.

On descendait l'autoroute 75, plein sud. Forêts et lacs, territoires des anciens coureurs des bois français qui ont colonisé la région au début du XVIIè siècle, avant de traverser au Canada. Un panneau sur la route : « Prison fédérale. Ne prenez pas d'auto-stoppeurs ». Auto-stop ? Il a fallu que j'explique à Ben. Mettons que t'es en prison. Mettons à Guantanamo. Tu t'évades. Où tu vas ? Par là ou par là ? Ah. Tu sais pas. Alors tu prends un grand carton, dessus t'écris Kaboul et tu te mets sur le bord de la route en levant le pouce. Et voilà.

On n'allait pas très loin, à Traverse City, 15 000 habitants, magnifiquement nichée au creux d'une très profonde baie du lac Michigan. J'ai découvert Traverse City au milieu des années 70, à l'époque où je trippais Chicago. Pour les flyés de Chicago, Traverse, 500 kilomètres au nord, était leur Gaspésie, leur Percé, leur retour à la terre. Jim Harrison, un de leurs auteurs préférés (et un des miens), y avait son chalet. Aujourd'hui, Traverse est peuplée de boomers qui ont réussi dans le tourisme, ou dans les vergers de cerisiers. Traverse est la capitale mondiale de la cerise, mon fruit préféré après la mirabelle.

Ben, mon ami Ben, toi qui aimes tellement plus la politique que la confiture de cerises, ce qui fait de toi un Arabe ni plus ni moins débile que la majorité de mes collègues journalistes, Ben, mon ami, je vais te poser une colle. Sachant que l'État du Michigan a voté démocrate aux trois dernières élections présidentielles, sachant que Traverse City a été colonisée par les gauchistes qui tenaient les barricades lors des émeutes de 1968 à la convention démocrate de Chicago, d'après toi, le 2 novembre, Traverse votera Bush ou Kerry ?

Bush, débilo, Bush à deux mains ! Traverse City est Bush comme Westmount est libéral. Les boomers dans leur three-story-Victorian-house-with-stained-glass, ou sur leur fermette de 10 acres, les boomers sont Bush jusque-là. On n'arrête pas de dire ces jours-ci ah là là, les fondamentalistes chrétiens, c'est leur faute si Bush va passer. Pas de fondamentalistes ici. Par contre, dans cette petite ville de 15 000 habitants, il y a autour de 300 médecins, 200 avocats, 130 architectes, et vous devriez voir les diplômes des autres. Bush ! les diplômés.

L'été, ici, on donne des concerts de musique classique dans les vignobles que j'irai pédaler demain. Bush ! les mélomanes dans les vignes.

Pour protéger la vue sur le lac Michigan, on a interdit le développement, sur deux kilomètres, dans la baie qui fait le front de ville. Bush ! les écolos.

Phillis, la modeste tenancière de mon motel -- le Grand Traverse Motel -- est toute gênée de ce qu'elle ressent presque comme une mésalliance, elle aussi va voter Bush, son fils est en Irak, enfin en Angleterre en ce moment, mais il était en Irak et va y retourner. Pas le choix, dit-elle, je vais voter Bush.

Ben souriait d'un petit sourire satisfait. Il a réussi. Ils ont tous peur.