Le jeudi 28 octobre 2004


L'ordinarité
Pierre Foglia, La Presse

TRAVERSE CITY, Michigan

Une grosse péninsule et au milieu de la baie qu'elle enferme, une plus petite péninsule qui semble être le bébé de la première. On appelle la petite la Old Mission. Elle part du centre-ville de Traverse City, s'avance dans le lac Michigan sur 30 kilomètres, toute en coteaux plantés de cerisiers, de pommiers et de plus en plus de vignobles.

Tu viens, Ben ?
Il pédale pas pire (les Arabes ne gagnent pas souvent le Tour de France, c'est ce que je veux dire). On avait le vent dans le dos. Au début, c'est la ville qui continue, puis les maisons deviennent des cottages, puis des manoirs avec des gazons grands comme le Luxembourg. Mais les pancartes sont partout les mêmes dans le gazon : Bush - Cheney. Au bout d'une dizaine de kilomètres, on a débouché dans les vergers, et là, les pancartes ont changé : il n'était plus question des candidats à la présidence, mais des propositions auxquelles les électeurs du Michigan auront à répondre le 2 novembre. La plupart des pancartes disaient « Yes 2 ». Oui à l'amendement constitutionnel numéro deux qui empêchera les mariages gais.

Bonjour, monsieur...
Brian Goff, retraité, déchiquetait les feuilles mortes à la tondeuse. Je vois à votre pancarte que vous êtes contre les mariages gais ?
Yes. Those f... Those s... Vous n'êtes pas gai, j'espère ?
Bof, si peu.

On a repris la route qui montait vers les vignobles. Toi, Ben, es-tu pour le mariage gai ? Dans vos cavernes là-haut, à la frontière du Pakistan as-tu déjà célébré des mariages entre quelques-uns de tes fidèles gardes du corps talibans ?

Yassim, acceptes-tu de prendre pour époux Mahmoud ici présent ? C'est vrai que vous Arabes avez droit à plusieurs épouses. Tu vois, avec le mariage gai, tu pourrais varier, deux ou trois épouses, et un ou deux époux pour regarder le football à la télé ou pour jouer au neuf.

On s'est arrêtés à l'entrée du domaine Château Chantal dont le propriétaire Robert Begin (il a laissé tomber l'accent) vient de Lévy, enfin son père venait de Lévy, lui est né à Detroit. Il y a 25 ans, il a acheté ces 88 acres de cerisaie pour y planter de la vigne. Un vignoble qui produit annuellement 150 000 bouteilles de rouge et de blanc, un peu de vin de glace, un vin de cerise pétillant recommandé pour accompagner la poutine, et un mauvais brandy qui se prend pour du kirsch, ah oui aussi des confitures au merlot.

Le Bob Begin en question était absent, sa fille tenait le fort, Marie-Chantal, celle-là même qui a donné son nom au domaine.
Pour qui votent les vignerons, madame ?
Mon papa votera Bush. Moi, Kerry.
Bonjour les chicanes de famille !
Aucune. J'ai 26 ans, mon père 70, il va de soi qu'on diffère d'opinion sur bien des choses, ce qui n'empêche pas une grande affection. Je viens d'une université très libérale (De Paul à Chicago), je suis très Chicago dans ma tête, mon père est beaucoup plus Détroit.

Mais Detroit aussi est démocrate...

Moins. À Chicago la classe moyenne est démocrate. À Detroit, ce sont les Noirs qui font pencher la balance -- très légèrement -- pour les démocrates.

Je n'ai pas goûté les vins, mais dans la soirée, à l'épicerie fine italienne, on m'a dit que c'était des crus sentimentaux -- comprenez qu'on les apprécie plus qu'ils ne le méritent parce qu'ils sont du pays -- bref, comme les nôtres.

Au bout de la route, on s'est heurté au traditionnel phare et à une pancarte qui nous disait de mettre le pied ici, sur la pierre blanche au pied de la pancarte, allez allez. Ben, mets ton pied, mais non c'est pas une mine, c'est le 45è parallèle, débilo.

Vois comme c'est beau, Ben...

Le lac Michigan clapotait dans tous les tons de vert. Ici les feuillages sont déjà passés au roux fané, et il faisait assez doux pour que ce soit l'été indien.

Vois comme ce qu'on dit de l'Amérique n'a aucun sens vu d'ici. Cela commence par la géographie. On croit que les Grands Lacs, c'est la grande industrie partout, l'automobile, les hautes cheminées, as-tu vu une seule usine aujourd'hui ? Dimanche dernier ils ont tué un loup à Rogers City, tout près d'ici.

Et ces gens, Ben ? Tu les haïs pourquoi ? Des gens ordinaires. Comme les Arabes. Comme les Chinois. Si quelque chose unit tous les hommes de la planète, c'est bien l'ordinarité. Pas Dieu, pas la politique, pas la culture, l'ordinarité. Et les Américains sont les plus ordinaires de tous les hommes de la terre. Ils s'habillent ordinaire, ils mangent ordinaire, ils pensent ordinaire, ils font du vin ordinaire. Pourquoi tu les hayiiis, Ben ? Pourquoi veux-tu tuer l'ordinaire ? Pourquoi veux-tu tuer une partie de toi-même ?