Le vendredi 29 octobre 2004


Bigoteries
Pierre Foglia, La Presse

SAUGATUCK, Michigan

Ben me fait la gueule. Il dit que j'ai fait exprès d'arrêter à Saugatuck pour l'embêter. Pas du tout. Comment aurais-je su que c'était un village gai ? On est en route vers Chicago, on s'arrête pour manger un truc dans un village au bord du lac Michigan et je tombe en amour avec le décor, hon ! C'est donc bien mignon ici. J'ai pris une chambre au premier motel. Machinalement, je ramasse un dépliant sur le comptoir et je m'aperçois que c'est écrit : Midwest largest gay and lesbian resort complex. Je vérifie dans le Lonely Planet qui confirme : Saugatuck, population destination for gays. Tant pis. Trop tard.

Magnifiquement lové dans le delta que fait la rivière Kalamazoo en se déversant dans le lac Michigan, Saugatuck n'est pas un village gai comme le village gai de Montréal. C'est pas un enclos. Ils sont là depuis toujours. Ce sont des gais immémoriaux. En langue apache, Saugatuck veut dire « la prairie du chien ». Quand les premiers colons sont arrivés, ils se sont aperçus que le chien en question c'était un poodle, et ils se sont excamés, émerveillés : des Indiens gais ! Il se trouve que les colons l'étaient aussi. Ils sont restés là, et tous ensemble, comme toujours les gais, ils ont ouvert des bed and breakfast. Saugatuck est full bed and breakfast. C'est pas une raison pour que Ben me fasse la gueule. On est juste de passage. Hier soir, on a couché dans un heartbreak motel avec des chaises en plastique rouge, en face, l'enseigne de Jerry-Auto-Parts a clignoté toute la nuit à travers les rideaux déchirés. Ici, changement de décor, l'Amérique, c'est pas comme tes cavernes qui sont toutes pareilles. Ce soir, on pourra aller manger à la Grenouille bleue, ou au Toulouse, ou au Berbère pervers.

Autre bonne raison d'arrêter à Saugatuck, le village est complètement Kerry. Ça fait du bien. Depuis qu'on est parti, on n'arrête pas de se farcir des Bush. Encore ce matin, cette vieille qui ramassait les feuilles dans son entrée à Big Rapids, on s'était arrêté pour lui demander où on pouvait déjeuner, j'en ai profité, montrant sa pancarte : vous allez voter Bush ?

Tu peux parier là-dessus ! Même si je suis démocrate. Et veux-tu savoir pourquoi ? Parce qu'on n'a jamais eu un candidat à la présidence aussi aussi pro-avortement que ce Kerry. Comment peut-on laisser tuer des bébés qui ne demandent qu'à vivre ?

Les soldats qui meurent en Irak aussi ne demandent qu'à vivre, madame.
Les soldats, c'est leur choix. Les 4000 bébés qu'on assassine chaque jour dans les cliniques d'avortement de ce pays n'ont pas le choix.

Ce serait une campagne comme une autre sans cette bigoterie qui étouffe tous les débats dans les prières. Et c'est en cela, mon ami Ben, que le seul véritable enculé de ce village gai, c'est toi. C'est par bigoterie que t'as envoyé tes avions dans les tours du World Trade ; depuis, toutes les merdes sont arrivées, mais la pire, je te le donne en mille, non c'est pas l'Irak, l'Irak ça ne pouvait pas être pire, le pire c'est la bigoterie. Les évangélistes, les fondamentalistes chrétiens qui sont les talibans d'ici, vont reprendre le pouvoir le 2 novembre au nom de Dieu. Ils ont fait de l'ordre moral l'enjeu majeur de cette campagne. Tu vas reconnaître le discours, c'est le tien, mon vieux Ben : Vous êtes avec nous ou contre nous. Vous êtes pour le bien ou pour le Mal. Vous êtes avec Jésus ou vous êtes avec les abortionnistes, les féministes, les gais, les lesbiennes, les intellectuels et autres païens.

Au local des démocrates, rue Lake, l'optimisme sonnait faux. Comme souvent les politiciens (et leurs partisans) qui s'apprêtent à perdre, Ken Terlip met tous ses espoirs dans les « undecideds », près de 8 % selon les sondages. « L'élection la plus importante de votre vie », dit-il entre deux téléphones de bénévoles qui rapportent des vols de pancartes.

On vous vole des pancartes ? Je croyais Saugatuck complètement acquise ?
Saugatuck oui, mais le comté, très rural, reste républicain. Quand on a ouvert cette permanence, on a lancé des oeufs dans nos fenêtres.
Qu'est-ce qui vous ferait le plus mal, advenant une défaite ?
La défaite ! Bush !
Trouvez-vous Kerry si rassurant ?
Je me fous de Kerry. N'importe qui sauf Bush.

Si les démocrates devaient perdre mardi prochain, peut-être bien qu'on pourra en trouver une explication dans ce « n'importe qui sauf Bush ». Mais s'ils gagnent ? me demandez-vous. Justement, ils ne gagneront pas.

En rentrant au motel, j'ai croisé Ben qui errait sur la main. Allez l'Arabe, arrête de bouder dans ta djellaba, on s'le fait ce couscous au Berbère pervers ?