Le samedi 30 octobre 2004


We believe
Pierre Foglia, La Presse

GRAND RAPIDS, Michigan

Tu t'ennuies de ta Kalachnikov, mon vieux Ben ? Viens, je t'emmène jouer à la guerre. Mieux : à la terreur.

A 20 kilomètres de Grand Rapids -la deuxième ville du Michigan- s'étend en plein champ le campus de l'Université Grand valley, 22 000 étudiants. On y forme surtout des profs. Mais c'est aussi une bonne université de sports : hockey, golf, tennis et une équipe de football -les Lakers- en seconde division de la NCAA. Joli stade avec sa piste d'athlétisme qui enserre le terrain de foot, une centaine d'étudiants sont assis dans les gradins, il est 3 h de 'après-midi. Tout d'un coup apparaît un petit avion qui vole très, très bas, comme s'il allait se poser sur la pelouse, mais qui reprend de la hauteur au dernier moment et s'éloigne dans un vrombissement. Dans les gradins, les étudiants se mettent à crier en se précipitant sur le terrain. Help, help. Mes yeux, oh! là là, mes yeux ! Je vais mourir ! Ils courent dans tous les sens comme des poules sans tête.

Ben me regarde, catastrophé, en faisant non de la tête: c'est pas moi. Je sais bien que c'est pas toi, nono. C'est du cinéma. L'exercice a été commandé par les autorités du comté: « A weapons of mass destruction terrorist drill. » Un exercice de terreur.

L'avion revient, cette fois c'est pour lâcher des trucs biochimiques. Quelques sourdes explosions accompagnent son passage. La première fois, me précise un assistant du shérif, c'était des gaz neuroleptiques. Mais c'est pas vrai, tout ça, me rassure-t-il.

Tu parles que c'est pas vrai. Ce qui est vrai, par contre, c'est qu'on est à quatre jours des élections. Ce qui est vrai, c'est qu'on est sur le campus d'une université très libérale où de gros efforts de mobilisation ont été faits auprès des étudiants pour qu'ils aillent au moins voter. Ce qui est vrai, c'est que cet exercice de terreur, à défaut de l'apprivoiser, l'actualise.

Sur le terrain, les figurants continuent leur comédie, certains font semblant de vomir, d'autres toussent comme des perdus tandis que des sauveteurs dans leur scaphandre les accompagnent à des tentes de décontamination. Tout le monde est là, la police, la Croix-Rouge, les brancardiers, les pompiers qui arrosent les soi-disant gazés. Il y a même de faux parents et de faux journalistes (je vous jure !), que les policiers repoussent loin de la zone contaminée !

Ben hésitait entre le fou rite et la consternation. Je l'entendais penser tout bas: en admettant qu'on arrive à faire décoller un avion plein de trucs de destruction massive -MASSIVE-, pourquoi aller le planter dans un stade de football de deuxième division de la NCAA ? Comme si, le 11 septembre, on s'était dit que les tours du World Trade Center étaient trop hautes et qu'on allait d'abord s'exercer sur un triplex à Brossard. Aussi débile que ça.

A l'autre bout du campus, au Kirkhof Center, le pavillon de service, les étudiants ignoraient complètement les grandes manoeuvres du stade, soit ils n'étaient tout simplement pas au courant, soit ils ne voulaient pas le savoir, mais un petit peu quand même:
Vous revenez delà-bas ? Combien y avait-il de volontaires dans les gradins ?
Une centaine peut-être.
Ah Ah ! Ils en voulaient 1000...

Chris étudie en biologie. Il faisait partie d'un comité de mobilisation civique (MoveOn.org) qui tenait une permanence dans le hall depuis septembre.

Notre objectif est de faire voter 70 % des étudiants de cette université.
Voter pour qui ?
C'est sûr que Kerry a tout à gagner du vote des jeunes. Mais au delà, il y a ce scandale en soi: les jeunes de ce pays ne votent pas. Les préjugés disent que ce sont les minorités qui ont le taux de participation le plus bas, mais c'est faux. Historiquement, ce sont les 18-25. Il y a 270 000 étudiants en âge de voter au Michigan, et la bonne nouvelle, c'est que jamais autant ne se sont fait inscrire sur les listes.

Qu'est-ce qui vous préoccupe le plus ?
Que le pays ait perdu son chemin. Mais aussi, plus égoïstement, une menace qui se fait de plus en plus précise: la conscription.

Votre président a juré qu'il n'y en aurait pas.

Il a juré bien d'autres choses. De toute façon il y a déjà une conscription de facto. Qui s'engage dans l'armée, croyez-vous ? Les jeunes qui n'ont pas de travail. C'est une conscription économique. Et comme ceux-Ià ne suffisent plus, les étudiants voient arriver le moment où on va les envoyer chercher leur diplôme à Fallouja ou à Kaboul.

Aucune pancarte politique, mais tout le campus, aussi bien dans les pavillons que sur les murs extérieurs, est placardé de grandes banderoles qui disent en lettres de deux pieds: « We believe ». Mais, ouf, c'est pas en Dieu. C'est pas en Bush non plus. y believent que leur équipe de football, qui vient d'en perdre trois collées, va gagner dimanche.

Je sais que tu trouves ça complètement ridicule, mon vieux Ben. Pas moi. J'ai toujours été fasciné par cette capacité qu'ont les Américains de croire en leur équipe de football pourrie, comme en leur pays qui a perdu son chemin.

We believe que la vie continue (en français dans le texte).