Le lundi 1er novembre 2004


Les catholiques
Pierre Foglia, La Presse

CHICAGO

D'abord soyons clairs : le Ben du dernier vidéo d'Al-Jazira est un faux. Le vrai est dans ma chambre. Fait dodo. Est fatigué. On est allé pédaler une ancienne track de chemin de fer transformée en piste cyclable comme il y en a beaucoup aux États, celle-là entre South Haven et Kalamazoo, et il y avait un de ces vents. Mais je pense que c'est toute la journée qui l'a épuisé. Grosse journée. Qui a commencé par une messe ce matin.

On était encore au Michigan ce matin, à Saint-Joseph, petite ville convenable dominée par le campanile d'une jolie église de briques rouges toute blanche en dedans. C'était la grand-messe de 10h, l'église était pleine d'enfants endimanchés, de femmes qui sentaient bon, d'hommes qui chantaient d'une voix grave, pardonne-moi Seigneur. Pas un Noir dans l'église bondée, je m'en étonnai à ma voisine de banc, qui donnait le biberon à son bébé : Oh, me dit-elle, ils vont à l'autre église catholique, de l'autre côté du pont. J'attendais une suite... il n'y en a pas eu. Ils vont de l'autre côté du pont, c'est tout.

La grand-messe de 10h me remue toujours un peu, c'est le dernier endroit au monde ou c'est encore dimanche, et encore l'enfance, mais en même temps j'étais distrait par l'immense Christ au-dessus de l'autel. Un Christ en bois sans croix : les genoux légèrement pliés comme il les a sur la croix, mais il n'y avait pas de croix. Il a aussi les bras au-dessus de la tête et, ainsi suspendu dans le vide, il a l'air d'Alexandre Despatie. Je me suis surpris à bougonner : ah non, pas encore du plongeon. Le curé avait la bonne bouille de cet acteur français dont j'oublie le nom qui est la vedette du Dîner de cons et franchement je n'ai pas tout compris à son prêche, sinon qu'il parlait des élections pour dire qu'il ne voulait pas en parler. Mais qu'il fallait qu'il en parle quand même, ne serait-ce que pour dire que trop de gens de son église en avaient trop parlé. C'est à chacun de nous de trouver sa propre voie, a-t-il lancé. Quelque chose comme ça. Finalement, c'était pas nono du tout, et même assez clair.

En réfutant les exhortations des pro-Bush (comme l'archevêque du Colorado), le curé de Saint-Joseph reflétait la grande perplexité des catholiques américains à l'avant-veille du vote.

Me faisant pour une fois l'avocat de Dieu, j'ai embêté quelque paroissiens à la fin de la messe en leur posant brutalement la question :
L'avortement est-il négociable ?
Les questions sociales me préoccupent plus que l'avortement, m'a dit Barbara ( la dame qui donnait le biberon au bébé). Et son mari d'ajouter : il faut se demander qui tuera le moins de monde au total...
Oui, mais c'est un crime ou ce n'en n'est pas un ?
Dorothy enseigne à l'université du Michigan à Ann Arbor. Elle est venue voir ses parents à Saint-Joseph. C'est un débat douloureux, dit-elle. Mais c'est surtout une conviction intime avant d'être un débat.
Vous voulez dire qu'il ne devrait pas être l'enjeu d'une élection ?
Question de mesure. De posture (attitude). Les hommes politiques devraient avoir la décence de ne pas faire du « millage » là-dessus. Si l'avortement est un meurtre, c,est un meurtre intime, particulier, qu'une femme commet dans son ventre. Ce n'est pas une question dont on peut débattre comme de la peine de mort. Comme de l'assassinat d'une enfant de 5 ans. On ne peut pas en faire un ultimatum. On ne peut pas renvoyer au Diable, au Mal. Tant que les enfants naîtront du ventre des femmes, cette question renverra au ventre de la femme qui décide ou non de se faire avorter. Je peux vous dire que moi je ne me ferais jamais avorter. Mon église peut dire que c'est contre ce que dieu nous enseigne. Mais à la fin, c'est la femme de décider de ce qui arrivera ou n'arrivera pas dans son ventre.

Ben écoutait, médusé. Pas qu'il ait une opinion sur l'avortement. Mais à voir la gueule qu'il faisait, il en a une, assurément, sur les femmes qui causent longtemps. Arrivé à l'hôtel il s'est couché. Grosse journée pour un taliban : du vélo, des chrétiens, des intellos, fiou.

Je me suis mis à mon ordi en chantonnant, t'sais comment je suis, La Belle dé Cadix. Il a ouvert un oeil. Ok, OK. Tu l'aimerais mieux dans sa version extrême-orientale ? La Belle dé Kaboul... Attend, j'en ai une meilleure, une comptine en arabe, je la chantais à mes enfants quand ils était petits, la connais-tu ? Allah allah oued, sidi-bed-abbès, couscous cacahouète, allah allah oued moi jamais malade, moi jamais mourir...

Il fait dodo, mon vieux.