Le mercredi 3 novembre 2004


Oh, Obama !
Pierre Foglia, La Presse

CHICAGO

À partir de la station Roosevelt, j'étais le seul Blanc dans le wagon. Je suis descendu à la 87th, presque en Indiana, mais c'est encore Chicago et c'est tout noir. Ce pourrait être le boulevard Taschereau, ce pourrait être Saint-Hubert, mais c'est tout noir. Pas vu un Blanc de la matinée. Ça fait tout drôle. Quand il y a la frontière de la misère c'est clair, mais là tu te dis, voyons, c't'interdit aux Blancs ou quoi ?

Ce matin, le Chicago Tribune faisait la liste des endroits bizarres où les gens de la ville vont voter, une poissonnerie, un hôtel, un garage, un concessionnaire Ford et ce barbier sur Stoney Avenue au sud du sud de Chicago, le Larnell Adams Barber Shop...

Derrière leur table, les scrutateurs étaient adossés aux tablettes qui portent les shampooings, les peignes, les trucs et les machins. Les quatre isoloirs étaient pleins, une dizaine de personnes attendaient sur le trottoir.
C'est pour voter ?
Non, c'est pour une coupe Bush.
M'ont trouvé drôle, m'ont parlé de Montréal et les Raptors qui sont aussi pourris que les Bulls.
Ah non, les Raptors, c'est Toronto.
Richard et Eugene, des piliers du quartier -- et clients du barbier -- n'ont jamais vu autant de monde aux urnes, autant de jeunes, de femmes, jamais senti une telle excitation.
Et les gens votent quoi ?
Dans ce quartier, Obama, Obama, Obama, Obama et Kerry. Pas un Bush. Comme ils disaient cela est arrivé Marlow Colvin, qui revenait de faire son épicerie. Lui, lui, ont crié Richard et Eugene, lui il est Bush.
C'est normal, s'est défendu Marlow, je suis militaire, Bush, c'est mon commandant en chef.
On l'aime pareil, ont dit les deux autres, on le connaît depuis qu'il est tout petit, c'est l'armée qui l'a rendu débile.
Est-ce le barbier ? Le quartier ? Flottait dans l'air un air de dimanche. La messe était dite, les paroissiens plaisantaient sur le parvis de l'église, je me pose une question, disait Eugene : qui mène le pays depuis six mois que notre président est en campagne ? Peut-être qu'on n'a pas besoin de président après tout ?
À peu près la même conviviale ambiance m'attendait au Rogers Park Auto Repair, dans un quartier aussi blanc que l'autre était noir, sur Clark, aussi au nord de la ville que l'autre était au sud. Et ici aussi Obana, Obama, Obama et Kerry. J'ai accroché Daniel Zimmermann comme il sortait du garage où il venait de voter.
Combien de choix aviez-vous à faire, outre le président ?
Une douzaine, sûrement.
Cela explique peut-être pourquoi -- proportionnellement -- les Américains sont moins nombreux à voter que chez nous où c'est pas difficile, tu fais ta croix, tu roules ton bulletin, tu le mets dans l'urne, merci, bonsoir.
Douze petites croix, donc ?
On ne fait pas de croix. On perce des trous dans une carte qui va ensuite dans une urne numérique. Je suis démocrate. J'ai percé le cercle numéro 4 pour Kerry-Edwards. Après j'ai voté pour le sénateur Barrack Obama, cercle numéro 16. Après j'ai voté pour un représentant au congrès. Numéro 34. Puis pour un sénateur... Vous avez déjà dit sénateur...
Non. Obama c'est au fédéral. J'avais à choisir aussi un state sénateur. Et un state représentant à assemblée du district. Puis un juge de comté. Puis un secrétaire pour le tribunal du comté. Puis pour un autre juge, cette fois du subcircuit (fouille-moi !). Pour finir j'avais à choisir trois représentants de la commission de l'eau.
Accueil très différent au chic hôtel Seneca, au coeur du quartier des affaires. On y votait dans le restaurant, au sous-sol. Je me suis fait sortir en deux secondes. No presse. Pas de questions. Vers 18 h, la ville s'est vidée pour aller regarder la télé.
À 19 h, fermeture des bureaux de vote. À 19 h 10, on annonçait que l'Illinois avait aussi élu Barack Obama, qui deviendra très certainement le seul Noir du très exclusif Sénat américain.
Au Hyatt Regency, où les démocrates tiennent leur soirée d'élection, dans le ballroom bondé, un silence stupéfait a accueilli l'annonce de la majorité d'Obama -- 71 % des voix -- on le savait populaire, charismatique. Mais à ce point-là ? Oh Obama !
Comme l'a dit sa femme en prenant le micro : pas un chrétien sur cette terre, n'aurait pu prévoir cela il y a 18 mois. Il y a 18 ans, quand mon mari est entré en campagne, il n'avait pas d'organisation, pas un sou. Tout ce qu'il avait, c'était un « funny name ».
Il a 42 ans, il en paraît 10 de moins, mulâtre de mère blanche et de père kénian (très vite sorti du décor), Obama a étudié le droit à Harvard, puis l'a enseigné. Il a beaucoup voyagé, beaucoup travaillé auprès de démunis, state sénateur efficace, superbe femme, deux petites filles adorables, il a écrabouillé hier Alan Keyes, un Noir qui avait tenté d'être le candidat républicain à la présidence en 2000, un prédicateur furieusement antigai, antiavortement. Bush, à côté de ce Keyes, a l'air d'un marxiste tendance Corée du Nord.

Certains voient en Obama le futur premier président noir des États-Unis. En attendant, il est le politicien le plus populaire d'Amérique, du moins auprès des journalistes, y compris la presse internationale. Il y avait hier soir au Hyatt une équipe de la BBC exprès pour lui, j'ai rencontré des journalistes allemands, français, tous disaient la même chose : ce Obama a tout ce qui a manqué, hélas, au pauvre John Kerry, en particulier du charisme.

Minuit, le ballroom du Hyatt achève de se vider. Les gens vont se coucher sans président. Ça leur apprendra de ne pas savoir compter. Ça leur apprendra d'être aussi branleux.

Barack Obama salue une dernière fois ses partisans, et s'en va avec ses petites filles et sa femme Michelle. Dans l'air flotte le dernier cri de son discours enflammé : Yes we can. Je ne voudrait pas casser le party de personne, mais vous pouvez quoi au juste ? Et quand ? En tout cas, pas avant quatre ans.

Minuit. Les Américains de l'Est et du Midwest se sont couchés sans président. Mais ils se doutent bien quand même qu'ils vont se réveiller avec le même qu'hier.