Le samedi 6 novembre 2004


La civilisation chrétienne
Pierre Foglia, La Presse

Avez-vous un parent, un ami, un voisin, actuellement en Irak ?

Les premiers jours de ce voyage au Michigan et à Chicago, je saisissais toutes les occasions de poser la question de l'Irak. Oui, ils connaissaient quelqu'un. Ça finissait là. Je me suis vite rendu compte que, contrairement à vous, contrairement à mon collègue Yves Boisvert, qui commençait sa chronique d'hier sur à peu près le même sujet par « On avait tout faux », et contrairement à moi aussi, l'Américain de la rue n'a rien à foutre de l'Irak. J'exagère. Disons qu'il n'est pas indigné comme nous pouvons l'être par les fabrications de son président. Pour l'instant, l'Irak reste pour l'Américain de la rue une guerre lointaine, faite par des volontaires ; combien de morts, avez-vous dit ? Mille deux cents en 18 mois ? C'est quatre fois moins de victimes qu'il y en aura sur la route lors du prochain congé de Thanksgiving (1).

Après quelques jours, j'ai changé de question. J'ai remplacé l'Irak par les gais, l'avortement. Et là, ça a déboulé. J'entends encore cette dame de Traverse : je prie pour nos soldats, mais je prie plus fort encore pour les pas-nés (unborns)...

Oui, cette élection s'est faite sur les valeurs morales.

Et là encore, on avait tout faux. Pas les valeurs morales des fondamentalistes. Cette élection s'est faite sur les valeurs morales du chrétien ordinaire. Je vous parle d'un Américain sur deux, au moins.

On avait tout faux parce qu'on l'imagine, ce chrétien ordinaire, mené par le bout du nez par les preachers, les fondamentalistes. Oui, les fondamentalistes (notamment ceux de la Christian Coalition) influencent les décisions de M. Bush, lui-même un born again. Mais ces extrémistes ne seraient pas au pouvoir s'ils n'avaient pas l'appui d'une large partie de la population, particulièrement quand ils dénoncent les mariages gais ou l'avortement.

Cela parait incroyable, mais ce pays magnifique, puissant, d'une prodigieuse richesse, ce pays qui symbolise le progrès, ce pays est socialement retardé. Par exemple, le débat sur l'avortement a 40 ans de retard aux États-Unis. On parle de l'avortement à Chicago en 2004 comme on en parlait au Québec quand j'y suis arrivé, au début des années 60.

La Cour suprême américaine, à l'époque où elle était libérale -- elle ne sera bientôt plus --, la Cour suprême a reconnu aux femmes le droit à l'avortement en 1972. Au Canada, c'est seulement en 1988 que la Cour suprême a déclaré illégale la loi fédérale anti-avortement. Mais au Canada il y a eu un débat dans la société, particulièrement animé au Québec par le mouvement de libération des femmes et le Dr Henry Morgentaler. La loi, comme il se doit, a sanctionné l'état des lieux. Aux États-Unis, cela n'a jamais été qu'une décision de cour. Presque aussitôt remise en question par l'amendement Hyde, qui a interdit d'utiliser des fonds fédéraux pour financer les cliniques, ce qui revenait à nier le droit à l'avortement (du moins l'accès) à celles qui en avaient le plus besoin. Remise en question aussi par des campagnes de plus en plus virulentes sous Reagan, puis sous Bush père, et maintenant le fils, encore plus puritain, qui a recentré le pays dans le cercle familial.

Tour est familial en ce moment aux États-Unis. Les restaurants. Les attractions. Les magasins, les épiceries sont family quelque chose. J'ai même vu une laundromat familiale, et à Michigan City, un parking familial. Alors pensez si le cul se doit aussi d'être familial. Et la chasteté obligatoire pour les ados. Les accidents arrivent, évidemment. Aux plus démunies bien sûr. Qui se retrouvent mariées à 16 ans avec un bébé. Noires ? Souvent. Pauvres ? Mets-en. Mais l'avortement est toujours permis ? Oui, légalement. Socialement, c'est une autre histoire. Il fallait entendre les féministes durant cette campagne, une pitié. C'est à pine si elles osaient prononcer le mot « avortement », maintenant synonyme d'assassinat. Nous aussi, nous sommes pour la famille, nous aussi nous haïssons l,avortement, geignaient-elles, mais s'il vous plaît ne le criminalisez pas, nous vous promettons d'apprendre aux femmes qui le commettront à en être honteuses. J'exagère. Mais ce ton-là.

Les gais, maintenant. Nonos. Je ne vois pas d'autre mot. Dans cette société de 1960, dans ce climat d'enfermement, quelle urgence ont-ils donc de se marier ? Sont pas bien comme ça ? Je suis mariés, moi ? Je comprends que c'est une question de droit fondamental. Mais était-ce bien le moment d'être fondamental ? Était-ce bien avisé, dans une élection aussi serrée, d'aller demander aux cultivateurs de l'Ohio s'ils sont en faveur des mariages gais ? Devine, nono. L'Ohio avait voté trois fois démocrate au cours des cinq dernières présidentielles. Pas cette fois. Combien d'indécis, dans cet État où l'élection s'est peut-être jouée, ont voté Bush en faisant le lien Kerry = mariage gai ? Et leur bigoterie asticotée, les agriculteurs ont non seulement voté contre les mariages gais, mais aussi contre toute forme de mariage civil (!!!) et refusé tout statut légal aux unions libres. Bravo.

Et nous qui pensions que l'Amérique allait voter sur l'Irak, peut-être sur Kyoto, ou pour se donner une assurance santé.

Elle a voté contre le diable. Elle a voté contre les gais. Elle a voté, dans le Maine, pour la chasse à l'ours avec des chiens.

On avait tout faux parce qu'on oublie, ou parce qu'on ignore, ou parce qu'on ne veut pas voir que ce pays fabuleux n'est peut-être pas la plus grande démocratie du monde comme on se plaît à le répéter, mais la plus grande théocratie du monde.

Pas plus tard que jeudi, au-dessus d'une photo montrant des centaines de musulmans le cul en l'air en prière, le USA Today titrait en haut de page 25A : In Malaysia « Islamic civilization » is promoted. Les guillemets ne sont pas de moi, mais pour qui sait lire, ces guillemets sous-entendent très exactement ceci : civilisation my ass, en Malaisie la religion a remplacé le droit, la Malaisie est une théocratie.

On pourrait faire exactement le même titre, et qui aurait exactement le même sens, sur les États-Unis post-2 novembre : In USA « Christian civilization » is promoted.

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(1) Congé de la Thanksgiving 2002 : 4019 morts sur la route, dont 1561 à cause de l'alcool (source : MADD, Mothers Against Drunks Driving).