Le jeudi 11 novembre 2004


Le malin en soi
Pierre Foglia, La Presse

Je me sens bien aux États-Unis, j'y vivrais, j'y resterais. Même sous la gouverne de Bush ? C'est bien que vous me posiez la question, j'y venais justement. J'aime les Américains, ils savent qui ils sont. Je ne parle pas du chauvinisme de quelques-uns, mais de cette tranquille assurance qu'ont 280 millions d'Américains d'être américains, pas irlandais, pas africains, pas allemands, pas polonais même s'il l'ont un jour été. Américains.

En comparaison, le multiculturalisme canadien m'a toujours tanné (beaucoup plus en fait que le fédéralisme), j'ai toujours perçu notre soi-disant richesse multiculturelle, au mieux comme du folklore un peu débile, au pire comme une instrumentalisation politicienne. Notez je vous prie que c'est un immigré qui parle, justement c'est pas normal que je le sois encore 43 ans plus tard : si le Canada existait, je serais canadien depuis longtemps. Je suis québécois, bien sûr, mais c'est politique. Je suis québécois par conviction, comme j'étais communiste quand j'étais petit.

Si j'étais américain, je ne me perdrais pas dans toutes ces méticulosités. Je serais américain, point. Comme je suis italien. Comme je suis français. À Chicago ou à New York ou à Grand Rapids, je me sens comme un juif d'une ancienne république soviétique qui débarque pour la première fois à Jérusalem. Je me sens chez moi. Je n'ai jamais ressenti cela à Calgary, ni à Vancouver, oserais-je l'ajouter : à Rouyn non plus.

Mais j'étais parti pour vous faire un carnet de voyage, léger comme le veut le genre, je m'y mets à l'instant. À Chicago, je fréquentais un modeste resto d'habitués sur Wells, proche de mon hôtel, cela s'appelait Nookies. J'y petit-déjeunais le 3 novembre au matin dans une ambiance très post référendaire.

Je déménage au Canada demain, lance à la cantonade un nouvel arrivant.

Emmène donc Baldwin avec toi, lui réplique l'unique républicain de l'endroit, personnage raboteux avec lequel j'avait échangé quelques mots la veille. Il sait que je suis journaliste et que je viens du Canada.

Excusez-moi, dis-je au raboteux, qui est Baldwin ?

Il me regarde avec des yeux ronds : Hey ! Écoutez ça ! Au Canada, ils ne connaissent pas Baldwin. Merveilleux pays, j'y vais aussi d'abord !

L'idée, plaisante, m'a traversé l'esprit à ce moment-là. Si j'étais américain, en ces lendemains de réélection de doubleyou, je songerais peut-être, moi aussi, à déménager au Canada. Je ne serai jamais canadien. Mais je pourrais facilement, ces jours-ci, être un Américain réfugié au Canada.

Le Malin En Soi

Je n'en ferai un sondage, je suis sans doute tombé sur le seul chauffeur de taxi moralisateur de tout Chicago, reste que la rencontre était plaisante en ces jours où l'on ne parlait que des valeurs morales de l'Amérique. Il pleuvait donc ce jour-là, je prends un premier taxi et j'oublie de demander un reçu. Je prends un second taxi et cette fois, je n'oublie pas, donnez-moi un reçu s'il vous plaît, et me rappelant mon omission de la première course, je corrige : donnez m'en deux. Le chauffeur, un jeune Noir, se retourne d'un bloc : je ne ferai pas ça, monsieur.

Et tout en remplissant le seul reçu qu'il me donnera, il me fait la morale. C'est pas comme ça que le monde va devenir meilleur. Les employés volent l'entreprise, l'entreprise volera ses clients, et ça s'arrête où ? Hein ?

Je devais sourire, il me dit : et ça vous fait rire ? Vous savez, c'est très grave.

Poussez pas là, grave...

Si, insiste-t-il, très grave. Vous lirez ça. Il me tend un dépliant : Les ruses de Satan. On y explique comment Satan s'y prend pour se glisser dans les âmes les plus faibles pour leur faire faire des choses pas correctes, comme demander deux reçus de taxi pour le prix d'un, bien que cet exemple ne figure pas expressément dans le dépliant. Alors, comment s'y prend Satan ? Hé madame. On n'embarquera pas là-dedans. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il est drôlement malin.

La Route

J'aime tellement l'Amérique que je suis revenu de Chicago presque uniquement par les petites routes. Mille six cents kilomètres. À la radio, Kerry était en train de concéder la victoire dans un discours admirable. J'ai rarement entendu un politicien parler aussi juste, aussi « sensible », montrer autant de classe dans la défaite et une telle sincérité dans l'appel à l'unité. Un éloge de l'Amérique vibrant et, en même temps retenu, surtout un souci des nuances qui disait assez que cet homme-là ne pouvait pas être le président de l'Amérique que j'étais en train de traverser.

J'étais justement en Ohio, du côté de Toledo. J'avais mon enregistreuse et je récitais les pancartes en traversant les petites agglomérations. Body shop. Auto Parts. Towing. Auto Repair. Hill-top autobody. Autobody pep boys. Ah tiens, un Subway. Ah tiens, Dieu me voit. Une Amérique qui conduit son char, qui le répare, qui prie et qui mange quoi ? Au People Cafe, on servait une soupe riz-poulet, du chou farci et un pudding au riz. Il y avait aussi des grains de riz dans la farce des choux, cela faisait beaucoup de riz, mais c'était étonnamment très bon. Le prix, 8,95 $.

J'ai appelé le président, disait Kerry un peu plus tôt dans son allocution. Je lui ai dit ma préoccupation d'une Amérique profondément divisée. Le président partage mon inquiétude. Quand j'ai repris la route, les analystes, dont le rédacteur en chef de Harper's Magazine, scrutaient les deux discours, celui de Kerry et celui de Bush, deux Amérique irréconciliables, concluaient-ils.

Il y a bien plus que deux Amériques, si vous voulez mon avis. Dix sûrement. Irréconciliables ? Il ne s'agit heureusement pas de se réconcilier. Seulement de vivre ensemble. C'est pas si compliqué.

Le Dindon

C'était dans la pointe ouest de la Pennsylvanie qui touche au lac Érié, une dame au milieu d'un carrefour bloquait la circulation à grands gestes pour permettre à un dindon sauvage de traverser, sauf que le dindon ne voulait pas traverser, ou le voulait peut-être, mais ne savait pas où se garrocher. Les automobilistes ne s'impatientaient pas trop. Il faisait beau, j'avais baissé ma vitre, le chauffeur du pick-up devant moi aussi, il a passé sa tête et a lancé à l'adresse du dindon : Com'on Kerry !

En un éclair, tout ce que venait de vivre l'Amérique. Un carrefour. Un dindon. Une dame qui bloque le trafic un instant. Arrive le shérif qui intime à la dame de remonter dans son auto. Fait signe aux autos de circuler. Et voilà, c'est reparti.

Ce qui est advenu du dindon ? Aucune idée.