Le samedi 20 novembre 2004


Ça va être long...
Pierre Foglia, La Presse

La souris -dit le dictionnaire des petits mammifères de chez nous- la souris peut avoir jusqu'à 14 portées par année à raison de six souriceaux en moyenne par portée. J'ai sorti ma calculette, environ 60 rejetons par année, dont 30 femelles, qui auront à leur tour -chacune- 60 rejetons, qui auront à leur tour... comme ça fait cinq ans que j'habite cette maison, je la partage donc avec 650000 souris, et six chats qui s'en contrefoutent vous pouvez pas imaginer, quatre sont avachis sur le sofa, Picot te derrière le poêle, et Lola pas de queue sur le piano. Des souris ? Où ça des souris ?

Ne les entendez-vous pas courir dans les murs ?

Elle ne courent pas dit ma fiancée. Elles dansent. Les souris dansent c'est bien connu.

J'aime ma fiancée pour son inconditionnelle loyauté (et sa crème caramel). Me concernant, elle a tout de suite catché ce que la plupart de mes meilleurs amis n'ont jamais compris: j'ai toujours raison, surtout quand j'ai tort. Indéfectiblement, ma fiancée prend mon parti, contre n'importe qui, à une condition cependant: que ce soit un humain. Si c'est une bibite, n'importe quelle bibite, y compris les tarentules, les hyènes, les crocodiles et les mambas noirs, je peux bien crever, c'est la bibite qui va l'emporter à tous les coups. Une fois j'ai laissé chapper que je trouvais les pithécanthropes extravagants, et elle qu'on n'entend jamais sacrer, de répliquer du tac au tac :
Pis toi tabarnak ?

Alors pensez si elle a fait un rempart de son corps quand j'ai parlé d'exterminer la jolie petite souris sylvestre. Elle a ouvert le dictionnaire des mammifères de chez nous, me l'a mis dans les mains, tiens, lis. J'ai lu le passage barbouillé au marqueur: la souris sylvestre est une jolie petite souris qui pèse entre 12 et 32 grammes, elle a un corps mince, des grands yeux noirs alertes, un nez pointu avec des moustaches très longues, elle a aussi une petite poche à l'intérieur de chacune des joues, nommée abajoue, qui lui sert à transporter de la nourriture.

Et tu serais prêt à faire du mal à une chose de 12 à 32 grammes ? Tu pèses combien déjà toi ?

Arrête de dire des folies, mon amour, je viens de calculer qu'au moment où on se parle, il y a 650000 souris dans nos murs, c'est la population de Winnipeg. Faut faire quelque chose.
N'y pense même pas.

J'y ai pensé pareil. Je savais où trouver une tapette au fond d'une boîte de bébelles. Je l'ai appâtée d'un bout de fromage et l'ai tendue à la cave, au pied du sac de graines qu'elle achète pour les oiseaux. Ça faisait pas cinq minutes que j'étais remonté, on regardait la télé dans le salon, clac ! Ma fiancée a compris tout de suite. Elle s'est précipitée. Moi sur ses talons. La jolie petite souris avait la tête écrapoutie sur la planchette. Son nez pointu pissait le sang. Son oeil noir fixait l'éternité. Ma fiancée m'a regardé comme si j'étais Guy Cloutier.

Elle a babouné jusqu'au lendemain. Le lendemain après-midi elle entre toute contente dans mon bureau. Regarde ce que j'ai acheté chez Canadian Tire. Elle exhibe une petite boîte en bakélite grise, ouverte à un bout par une sorte de porte-garage, on met des graines au fond, ou du fromage, la souris entre dans la boîte, son poids fait basculer la porte-garage, la voilà prise, vivante. C'est la trappe Victor.

On fait quoi avec la souris vivante, mon amour ?
On la libère dans la grange, grand tata.
T'as pas peur qu'elle prenne froid ?
Victor a réconcilié notre couple. Tous les matins on descend à la cave en amoureux, en se tenant par la main. On va voir s'il y a une tite souris dans la tite-boî-boîte.
Et yen a une.
Ça va être long par exemple. 649999.649998.649997...

BIZARRE - Puisque le Salon du livre est celui de la bouffe, quelqu'un peut-il m'éclairer sur un détail qui me chicote depuis longtemps. C'est à propos du parmesan que l'on vous propose dans les restaurants « moyens », et même parfois bien meilleurs que ça.

Je vous mets du parmesan sur vos pâtes ?
Non, merci.

Ce n'est jamais du parmesan. Un simili quelconque. Ce n'est pas grave, je n'en prends pas, c'est tout. Jeudi midi je suis allé pour la première fois dans un resto du Vieux-Montréal que m'avaient recommandé des collègues du bureau. Vraiment très bien. Soigné. Une entrée géniale. Des pâtes parfaites, un dessert à rouler à terre, et une addition étonnamment raisonnable.

Du parmesan sur vos pâtes, monsieur ?
S'il vous plaît. J'étais en confiance.
Fuck, la même merde qu'ailleurs.
J'ai rien dit. C' est juste que je la pogne pas. Toutes les gargotes font en ce moment le même trip complètement colon d'huile d'olive extra vierge d'Anatolie, mais le même gargotier vous servira sans sourciller du cheddar pré-râpé en guise de Reggiano. Hello, y'a tu quéqu'un dans la cuisine qu'a déjà goûté à du parmesan?

LES ARCHIVES - J'ai souvent à préciser que je ne suis pas écrivain (notamment aux gens qui me demandent pourquoi je n'écris pas de livre). Il m'arrive pourtant, comme à un vrai écrivain, d'être saisi d'une impérieuse envie de raconter. Présentement, par exemple. L'affaire Cloutier.

Je suis dévoré de l'envie de vous raconter cette histoire. Un détail m'arrête: je ne la connais pas. Je ne suis pas du tout en train de proposer mes services de nègre en écriture à la victime, encore moins à M. Cloutier, je suis en train de dire que cette histoire a un juge, a des psys, a une morale, mais qu'elle n'a pas encore de narrateur.

On sait qu'elle a commencé quand la victime avait 11 ans. Mais qu'est-il arrivé après ? On sait qu'il a mis sa main sur sa bquche la première fois. Mais je vous parle de la vingtième fois quand il n'avait plus besoin de mettre sa main sur sa bouche, quand l'horreur, tapie sous l'habitude, est devenue autre chose, je ne sais pas quoi au juste, résignation, acceptation, amour peut-être. Je voudrais raconter cette vérité du temps qui passe sur l'horreur et en fait autre chose. Cette semaine, j'avais une formidable envie d'être écrivain. Mais pas comme vous, ou comme moi le plus souvent, pas envie d'être le Montaigne des Essais ou le Tolstoï de Guerre et paix. Juste le Balzac archiviste de la Comédie humaine.