Le jeudi 16 décembre 2004


Le sang
Pierre Foglia, La Presse

Le coeur, c'est rien. Le coeur, c'est juste une pompe. Se faire greffer un coeur, c'est de la mécanique. La vraie affaire, c'est le sang. La vie, c'est le sang. La vie d'un arbre, c'est la sève. La sève de l'homme, c'est son sang.

D'où vient le sang ? Il vient de la moelle osseuse, principalement celle que l'on trouve dans les os du bassin. C'est dans la moelle osseuse des os du bassin et du sternum que se trouvent les cellules souches qui fabriquent le sang.

J'ai l'air de savoir plein de choses, mais ça fait pas longtemps. Encore la semaine dernière, je confondais moelle osseuse et moelle épinière. La moelle épinière ne sert strictement à rien. Non, ce n'est pas vrai. Ça sert à quelque chose, mais je ne sais pas à quoi. Mélangez-moi pas. Mon sujet, c'est la moelle osseuse. Qui fabrique le sang. La sève. La vie.

Le cancer, maintenant. Le cancer est une masse constituée par la multiplication des cellules qui finissent par former une boule solide quelque part. Mais pas le cancer du sang qui, lui, est liquide, forcément. Et qui est partout puisque le sang va partout. Il y a toutes sortes de cancers du sang, des lymphomes, des myélomes, et les leucémies. Plusieurs sortes de leucémies. La plus maligne est la leucémie aiguë, 50 % de toutes les leucémies chez l'adulte. Taux de survie pas très élevé. Traitement: grosses grosses doses de chimio. Le problème avec les grosses grosses doses de chimio : elle détruisent les cellules souches de la moelle osseuse. Qui fabriquent le sang. Tu guéris le malade en le tuant. C'est pas d'avance, comme on dit.

Alors il reste une solution, la greffe de moelle osseuse. C' est mon sujet. Ça a été un peu long pour y arriver, mais vous avez appris plein d'affaires en chemin.

Je reviens à mon coeur du début ; quand on vous greffe un nouveau coeur, on vous change la pompe, c'est tout. Alors que lorsqu'on vous greffe de la moelle osseuse, on vous change... vous. Nouvelles cellules souches. Nouveau sang. Nouvel ADN. Vous avez commis un crime avant votre greffe, et on a maintenant une preuve ADN ? On ne pourra jamais prouver que c' est vous. Puisque ce n' est plus vous. Quand on vous greffe un coeur, votre corps proteste, le rejette, ne le reconnaît pas. Quand on vous greffe de la moelle osseuse, c'est le contraire, c'est votre sang qui veut rejeter votre corps, il se promène et ne reconnaît rien, ni vos poumons, ni votre foie, ni votre coeur, ni vos reins, ni votre peau. il panique, je suis où là ? C'est qui ça ? C'est pu vous.

Une greffe de moelle osseuse n' est pas un traitement. C'est une aventure.
C'est l'aventure qu'a vécue Mme Christiane Sauvé.
Elle m'appelle un jour, elle me dit: je me suis fait greffer de la moelle osseuse.
Pis ?
Pis, je voudrais remercier l'équipe de chercheurs du centre de greffe de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, un des grands centres de greffe osseuse en Amérique. Les médecins, Guy Sauvegeau, Lambert Busque, Jean Roy, leur directeur, les infirmières, les techniciennes du labo, je les ai déjà remerciés cent fois, mais je voudrais que ce soit écrit dans le journal, je voudrais qu'on sache que j'ai reçu des soins d'une qualité exceptionnelle. À tous les niveaux. Ces gens-Ià sont des savants passionnés de recherche et en même temps des médecins attentionnés. Bref, ce n'est pas vrai que tout va mal dans notre service de santé. J'en suis la preuve vivante. Je n'étais pas mieux que morte quand ils m'ont prise en main.

Christiane Sauvé avait 40 ans. Un mari ébéniste, trois garçons. Mal au ventre depuis un an et pas envie de savoir c'était quoi. Quand elle s'est finalement décidée, sa rate pesait quinze livres, elle avait une quantité astronomique de globules blancs dans le sang. Leucémie aiguë. À l'hôpital où elle est d'abord allée, on n'était pas pro-greffe. D'autant plus qu'on ne lui avait pas trouvé de donneur apparenté. Une chance sur quatre de trouver un donneur de moelle compatible dans sa famille. Une chance sur 10000 de trouver un donneur non apparenté dans la banque mondiale de 8 millions de donneurs de moelle osseuse.

(Puisque vous me le demandez, non ça ne fait pas mal de donner de la moelle osseuse. Avant, c'était un peu douloureux. Maintenant plus du tout. C'est comme une prise de sang ; en fait, c'est une prise de sang.

Je reviens à Mme Sauvé. Au premier hôpital, on a calculé que ses chances étaient nulles avec un donneur non apparenté. Il ne lui restait plus qu'à mourir. Elle est allée à Maisonneuve-Rosemont en désespoir de cause. L'équipe du docteur Roy l'a prise en charge immédiatement. Le docteur Sauvegeau d'abord. Puis Lambert Busque. Ils lui ont trouvé un donneur à Cold Lake dans le nord de l'Alberta, un certain Dennis Douglas, météorologue sur une base militaire. Un jour, il se promenait dans un centre commercial, il y avait là des gens de la Société canadienne du sang, ils expliquaient c'était quoi la greffe osseuse. Dennis a dit: moi je veux bien.

Il avait oublié ça quand ils l'ont appelé. Il pouvait pas, son père venait de mourir la veille d'une crise cardiaque. Il a fallu insister. Finalement, il a accepté de ne pas assister aux obsèques de son père pour sauver Christiane Sauvé. Elle attendait dans sa chambre, elle venait de subir un bombardement intensif de chimio, elle n'était que ruines comme Fallouja, elle n'avait plus une cellule vivante. Faut tuer le patient avant de le faire revivre. Ça a marché. Comme ça marche dans 70 % des cas.

Christiane Sauvé est aux antirejets depuis cinq ans. Mais elle vit. Assez bien pour faire de la moto. Pour travailler.

Je suis allé voir ceux qui l'ont rescapée au sous-sol de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont où ils sont logés. J'ai été reçu par le Dr Lambert Busque, hématologue, directeur du laboratoire de biologie moléculaire. Il m'a expliqué ce que je viens de vous expliquer. Il m'a montré de la moelle osseuse au microscope : voyez ce gros globule blanc cancéreux ? Je ne voyais rien du tout. Ça avait l'air d'une soupe aux lentilles. Il m'a monté à l'étage où sont les malades en attente d'une greffe. Une centaine de greffes par année, ça peut tomber à Noël ou au 1er janvier. 1600 greffes depuis les premières en 1980.

Vous préférez la recherche ou la pratique, docteur ?
Il était un peu fébrile ce jour-là. Il attendait le résultat d'une recherche sur laquelle il travaillait avec son équipe depuis six mois. Ça n'a pas marché. n m'a envoyé un courriel le lendemain : le résultat de notre recherche est négatif.

Mais ce matin-là, il avait rencontré sa patiente, Christiane Sauvé, et le même courriel précisait: aucune trace de sa maladie et ce, même en utilisant les moyens les plus sensibles capables de détecter une cellule sur un million.

C'est ça aussi notre système de santé. Des femmes et des hommes de bien. Des victoires sur la maladie, sur la mort. Et le progrès qu'on ne voit pas, peut-être parce qu'on n'imagine pas le progrès au sous-sol.