Le vendredi 24 décembre 2004


Joyeux Noël, Riccardo
Pierre Foglia, La Presse

Un monsieur m'a écrit. Mon nom est Riccardo P. J'ai 49 ans. Père de deux enfants. J'ai le cancer des poumons. Je suis en phase terminale. C'est assurément mon dernier Noël. J'aurais un message à vous livrer, Voici de quoi il s'agit : je suis la preuve mourante -- excusez le jeu de mots macabre -- je suis la preuve depuis deux ans, depuis qu'on a diagnostiqué mon cancer, que nous avons un des meilleurs systèmes de santé au monde. À l'heure où on le conteste de tous les côtés, il me semble important d'en témoigner. Si vous décidez de passer me voir, ne tardez pas trop...

Je ne lui ai pas répondu tout de suite, mais je savais que j'irais. La mort me fait toujours le même effet, d'abord elle me pétrifie, puis elle m'attire. Faut que j'aille la voir.

Y'en a, c'est les danseuses, moi, c'est la mort toute nue dans son tutu.

Je vous entends d'ici m demander si je le fais exprès. Oui. C'est mon cadeau : un mourant, la veille de Noël. Un honnête homme qui meurt chez lui, simplement, sans devenir philosophe, ni mystique ni illuminé, sans dire de conneries, sans se mettre à délirer, sans devenir pompeux. Prenez-le comme un cadeau.

Riccardo habite rue Foucher dans Villeray, une jolie rue montréalaise avec des escaliers et des arbres et des vélos rouillés attachés sur les balcons et de la neige sur la selle. Il y a aussi des cordes à linge, derrière dans la ruelle, mais on ne les voit pas de la rue. J'ai été accueilli à la porte par Biko, un golden noir exubérant -- Biko comme le héros de la chanson de Peter Gabriel --, par Biko et par Johanne, la blonde de Riccardo. Ils se sont rencontrés il y a deux ans sur le Net. Il avait déjà le cancer. Il lui a dit qu'il était condamné. C'est le grand amour depuis.

Elle dit : il est si gentil.

Et lui avec un mince sourire : j'ai eu beaucoup de blondes dans ma vie. Celle-ci, j'y fais plus attention, forcément, c'est la dernière.

Il est couché dans un lit d'hôpital, dans le salon. Plogué sur l'oxygène en permanence. Internet à portée de la main. Il attend la mort en jouant au Scrabble en ligne. Il y a un mois encore, il faisait de longues marches dans le quartier avec Biko.
Hein, Biko ?
Biko grimpe sur le lit, fourre sa truffe dans le cou de son maître. Lui mordille une oreille et se couche à ses pieds, tout racotiné, tout piteux, il prend un air malade exprès, par solidarité.

Riccardo n'a pas l'air si mal en point, certainement pas l'air d'un mourant, même s'il ne se lève pratiquement plus. Il tousse un peu. Le souffle court.

L'infirmière sort d'ici, me dit-il. Elle a mesuré toutes sortes de trucs dans mon sang. Je suis très bas, paraît-il. Je peux tomber dans le coma n'importe quand. Pour la grande finale, le médecins ne se prononce pas, une semaine, deux mois, c'est mon dernier suspens.

Vous en parlez bien sereinement...
Pour la sérénité, je vous dirai après. Je vous ai fait venir pour une raison précise. Pour témoigner de la qualité des soins qui me sont dispensés. La simple énumération des services auxquels j'ai accès laisserait ahuris de jalousie 99,9999 % des malades de la planète. Outre un médecin sur appel, il y a donc cette infirmière qui est venue juste avant vous, Mme Beaudouin. Il y a aussi Héléna, l'hygiéniste qui vient me donner mon bain trois fois par semaine. Ces deux-là sont de l'Entraide Ville-Marie, un organisme de soins palliatifs gratuits à domicile -- pour cancéreux seulement -- qui couvre tout Montréal et Laval. Entraide Ville-Marie travaille en coordination avec les CLSC ; le mien, le CLSC Villeray, m'a envoyé Chantale, l'érgothérapeute qui veille à mon confort. Deux fois par semaine, je reçois aussi la visite de Carole, une inhalothérapeute. Il y a aussi Eldas la psychologue, et la travailleuse sociale qui coordonne tout ce beau monde, Mme Denise Perreault.

Ciel, Riccardo, seriez-vous le cousin du directeur du CLSC ?

Je suis le plus ordinaire des citoyens. J'ai fait carrière dans l'armée comme adjudant avant de passer au ministère des Affaires extérieures comme spécialiste en satellites et autres bébelles de communication. Il y a deux ans, un oncologue de l'Hôtel-Dieu m'a trouvé ce cancer au poumon, il m'a dit va-t'en chez vous, y'a rien à faire. Il me donnait entre six mois et un an. J'ai pris un deuxième avis. Celui d'un oncologue de la Cité de la Santé de Laval, le docteur Nathalie Aucoin. Elle a confirmé : y'a rien à faire. Mais ce rien, on pouvait le faire bien, avec humanité, et probablement que cela me donnerait un peu plus de temps. je suis rendu à deux ans. C'est à partir de ma rencontre avec ce docteur Aucoin et de tout ce qui a suivi que j'ai découvert... la social-démocratie. J'ai surtout découvert que la critique de notre système de santé dans les médias était un mensonge fabriqué chaque jour avec des petites choses qui accrochent, mais qu'on ne parlait jamais de l'essentiel : l'incroyable qualité des soins (et leur gratuité), et plus encore l'humanité de ceux qui les dispensent. Êtes-vous allé voir Les Invasions barbares, M. Foglia ?

J'y vais demain.
N'y allez pas. C'est un film sans courage, on y fait une putassière critique du système de santé qui ne fait ricaner que les imbéciles main stream...
Dites-moi, Riccardo, si vous n'êtes pas le cousin du directeur du CLSC, peut-être êtes-vous celui de Françoise David ?
Je ne suis pas de gauche. Je vous l'ai dit, je suis un ancien militaire. Je suis surtout un honnête citoyen très fier, écrivez-le en majuscules s'il vous plaît, TRÈS FIER d'avoir contribué toute sa vie, par ses impôts, à un système aussi profondément humain et humaniste. C'est ce que j'avais à vous dire. On peut maintenant parler de ma sérénité, si vous voulez...

Souffrez-vous, Riccardo ?
Une douleur constante sans être vive. On s'habitue. Je prends un peu de morphine, très peu...
Assez pour buzzer ?
Pas du tout.
Vous ne faites vraiment rien pour m'encourager à mourir ! Cette sérénité, alors ? Vous avez un truc ? Dieu ?
Je suis complètement athée.
Alors ?
Alors je ne meurs pas heureux, vous savez ! Je ne meurs pas résigné non plus. Mais j'ai le sentiment d'avoir accompli ma mission dans la vie. Et j'en suis presque apaisé. De quelle mission je parle ? Rien de spectaculaire. Simplement d'avoir donné le meilleur de moi à mes enfants. De leur avoir transmis des valeurs qu'ils transmettront à leur tour et ainsi j'ai fait ma part pour l'avancement de l'humanité, enfin celle qui m'était la plus proche et la plus chère.

Vos enfants vivent ici ?
Les deux. Le garçon, qui a 17 ans, est assez stoïque. Isabelle, 15 ans, est plus à fleur de peau. Je lui parle souvent. L'autre jour, elle me dit, après la mort, c'est fini ? Je suis dit ben non, je vais vivre un peu dans ta tête. C'est sa fête le premier janvier. Je lui ai promis de me rendre jusque-là.

Biko m'a reconduit à la porte. J'ai marché jusqu'au métro. Comme chaque fois que je rencontre quelqu'un qui danse tout nu avec la mort, j'étais partagé. Un peu d'épouvante. Un peu d'envie aussi : lui c'est presque fait.