Le vendredi 31 décembre 2004


Le tsunami
Pierre Foglia, La Presse

Je n'ai jamais été sur le terrain des grandes catastrophes. Toujours sur celui des guerres, ou des famines. La différence c'est que c'est la faute de quelqu'un. Des Américains. De la communauté internationale. de l'OTAN. Des grandes pétrolières. Je pouvais écrire salauds à la fin de mes textes. Mais pour le reste c'est ma même chose. Des débris partout. Des animaux morts. Des camionnettes qui emportent vers des fosses communes des corps jetés les uns sur les autres. Des voitures renversées. Des maisons éventrées. Des gens prostrés aux abords de la tente d'une ONG. Des enfants qui jouent malgré tout. Une femme qui hurle. Des trucs dans la boue. Cinq mille, 10 000, 100 000 morts, c'est rien jusqu'à ce qu'on en repère un, un tout petit qui a l'air de dormir. Mais il ne dort pas, il est mort, sa tête repose dans une rigole formée par la pluie qui tombe.

Il est mort l'enfant, maman. Ce n'était pas une question. Mes petites-filles regardaient le téléjournal avec leur mère. Une plage, un corps sous une couverture. Celle qui a 7 ans a compris. Il est mort l'enfant, maman. Peu après on a montré des gens qui couraient sur la plage. Je voyais bien qu'elle ne comprenait pas. C'est amusant les vagues, pourtant. Elle en avait déjà vues des plus hautes que celle-là. Moi non plus je ne comprenais pas. Ce n'était pas comme dans les films catastrophes américains. Même pas comme les vrais ouragans en Floride. Cent mille morts pour ça ?

La géologie n'est pas une science, mais une guerre souterraine que se livrent les plaques, les plateformes qui portent les continents. Un mouvement de subduction fait actuellement lasser la plaque indo-australienne -- qui porte l'Inde -- sous la plaque continentale de la Sonde -- qui porte l'Indonésie et ses 17 000 îles. La plaque Indomachin repousse l'autre de quatre à cinq centimètres (deux pouces) par an. Cinq mètres en 100 ans. quand ces cinq mètres qui ont mis 100 ans à se tendre se relâchent en quelques secondes, cela provoque un séisme gigantesque.

Pourquoi ces cinq mètres se relâchent-ils en quelques secondes ?
Je n'ai pas tout compris de ce que nous a expliqué les sismologues. Le mot subduction n'est même pas dans mon dictionnaire. Cela aurait commencé il y a 80 millions d'années, quand l'Inde s'est séparée de l'Afrique pour aller télescoper l'Asie. Depuis ce télescopage, le point de collision -- L'Indonésie -- est sujet aux tremblements de terre. Bref, quand le tremblement de terre se passe sous la mer, cela provoque un tsunami. C'est un mot japonais qui se traduit littéralement par « vague d'orage ».

Reste que les images que l'on nous montre de cette vague ne sont pas si terrifiantes, si impressionnantes, et sans rapport, me semble-t-il, avec le nombre effarant de victimes. Un tremblement de terre, bon, on comprend l'impossibilité d'échapper aux dommages collatéraux. Mais ce tsunami ? « Il ne faut souvent pas grand-chose pour échapper à un tsunami, il suffit de courir 10 minutes loin de la plage », explique benoîtement un spécialiste des risques naturels, dans Le Monde...

Bien entendu, pour se mettre à courir, il faut savoir que la vague arrive. Et là-dessus, les experts ne s'entendent guère. Certains pointent l'imprévoyance des pays touchés par le séisme, qui auraient dû être branchés sur le système planétaire de détection et d'alerte. Mais d'autres interrogent : de quel système parle-t-on au juste ? Et de citer l'exemple du Japon, mais pas celui qu'on nous sert habituellement.

Le gouvernement Japonais a dépensé quelques milliards pour mettre au point un système de capteurs sismiques permettant de prévoir deux jours à l'avance l'arrivée d'un séisme ou d'un tsunami. On vante beaucoup ce système ces jours-ci. Il a pourtant été incapable de prévenir du dernier grand séisme du Japon, celui de Kôbe en 1995. Si bien que nombre de Japonais sont revenus aux méthodes plus empiriques de leurs ancêtres qui gardaient en permanence un poisson-chat -- une barbote -- dans un bocal. Quand la barbote s'énerve, il reste environ une heure et demie au Japonais pour ramasser quelques affaires et s'enfuir avant l'arrivée du tsunami (1).

Cette faculté qu'ont les animaux de sentir venir les grandes catastrophes s'est vérifiée une fois de plus dans celle-ci. Dans la zone la plus éprouvée du Sri Lanka, au sud-ouest de l'île, se trouve le parc national de Yala où vivent des centaines d'éléphants, de léopards, et autres crocodiles. Aucune victime parmi eux. Mystérieusement avertis de l'arrivée de la vague, ils se sont retirés sur les hauteurs bien avant que le tsunami ravage la partie basse du parc. Un sixième sens ? Les biologistes expliquent que les animaux perçoivent des sons, des vibrations, qui leur permettent d'anticiper des dangers que ne perçoivent pas les touristes suédois en train de jouer au volley sur la plage.

Mais je ne voudrais pas avoir l'air, en ces temps douloureux, de trouver le crocodile supérieur au joueur de volley suédois. Le crocodile a son instinct, certes, mais nous avons, nous, la solidarité. J'ai été très impressionné par notre générosité, pas tellement par les sommes ramassées -- somme toute modestes (900 000 $) -- mais par notre rapidité à nous féliciter, à nous congratuler. « Encore une fois, s'est dépêchée de dire une tatane à la radio, encore fois les Québécois ont généreusement donné ».

Si vous voulez le fond de ma pensée, je trouve que nous avons la solidarité plus agitée que généreuse ; je trouve que le Canada, un des pays les plus riches du monde, devrait se fendre d'au moins 150 millions ; je trouve fâchant que les Américains qui dépensent pas loin d'un milliard PAR JOUR, en Irak, n'aient pas la décence d'envoyer trois de ces milliards aux sinistrés ; à bien y repenser, je trouve aussi que les crocodiles ont beaucoup d'allure.

Mais je ne voudrais pas finir l'année sur un persiflage. J'apprends à l'instant une bonne nouvelle, j'apprends que le tournoi de tennis de Chennai (anciennement Madras) dans le sud-est de l'Inde débutera lundi comme prévu. Notons que le tsunami a fait 4500 morts à Chennai. Notons encore que la bourse du vainqueur sera de 380 000 $.

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(1) Tel que précisé par Moriyama Takashi dans l'Abécédaire du Japon, page 137. À noter que pour remercier les barbotes de les avertir des tsunamis, les Japonais ne les servent jamais en sushis.