Le jeudi 12 août 2004


Acropolis bonjour
Pierre Foglia, La Presse, Athènes

Dominique Fortier, une Montréalaise qui vit à Athènes depuis quatre ans, devait élever un peu la voix pour se faire entendre par-dessus le concert des cigales : juste là, derrière vous, M. Foglia, Socrate se promenait en expliquant la vie à ses amis. J'ai bêtement regardé par-dessus mon épaule... Ah bon, c'est ici qu'il a dit à Platon que les sophistes étaient tous des cons ? Euh, peut-être pas en ces termes-là.

Nous étions à la terrasse d'un café sur une petite place ombragée de grands acacias et de pins avec leurs cocottes. On buvait du café glacé. Il y avait là ma collègue Isabelle Hachey et cette dame, donc. Un vent léger venait de la mer. Non, attendez, il y avait un vent léger, mais venait-il de la mer ou de cette chanson quétaine, «Acropolis adieu», que chantait Mireille Mathieu que nous avions subtilement pastichée en«ma grosse police adieu» ? «Ce soir le vent vient de la mer...» Anyway, y'avait du vent. Et la soirée était bien agréable. Et la lumière du couchant bien émouvante sur l'ocre des ruines. J'ai tout de suite aimé Athènes. Mais ne me parlez pas d'Athènes.

Pourquoi ? Parce que je ne suis pas à Athènes. Après un autre café glacé, les filles sont parties, Isabelle à son appartement à deux pas de là, Dominique chez elle, retrouver son pilote d'avion de mari dans leur maison au bord de la mer, et moi, j'ai pris le métro jusqu'au bout de la ligne. Quand vous dépliez une carte d'Athènes, je ne suis pas sur la carte. Je suis à Maroussi. Même pas. En banlieue de Maroussi. Je suis collé sur le grand Stade olympique où va avoir lieu la cérémonie d'ouverture demain soir. De ma fenêtre, j'ai vue sur les courts de tennis, je pourrais couvrir le tennis sans sortir de ma chambre. Je n'ai jamais habité aussi près d'un Stade olympique. Mais arrêtez de parler des Jeux d'Athènes. Les Jeux ne sont pas à Athènes. Ils sont en banlieue d'une banlieue.

Les Jeux d'été ne sont jamais dans la ville dont ils portent le nom. Les Jeux de Barcelone n'étaient pas à Barcelone. Ni ceux de Séoul à Séoul. Ni ceux de Sydney à Sydney. Pourquoi ? Je ne sais pas. Au Moyen Âge, quand arrivaient les saltimbanques, les baillis les envoyaient camper à la périphérie de la ville, par crainte qu'ils volent des poules. J'imagine que c'est dans le même esprit qu'on décentre les Jeux pour ne pas déranger les bourgeois de la cité.

Mais pourquoi toujours choisir l'endroit le plus laid ? Ça non plus, je ne sais pas. Mais c'est une règle absolue : l'endroit doit être laid. À Sydney, il n'y avait pas d'endroit assez laid, eh bien ! ils en ont fabriqué un avec un vieux marécage. Pour Athènes, ils ont déplié une carte des environs, ils ont pointé la banlieue de Maroussi, pas un arbre, pas un brin d'herbe, des chemins de poussière, cela avait l'air de la Moldavie, ici ! ils ont dit.

Et pour être sûr de ne pas rater leur coup, ils ont ceinturé le complexe olympique d'un boulevard Taschereau, vous allez le reconnaître s'ils le montrent à la télé, ils ne l'ont pas appelé Tacheropopoulos, mais ça ne trompe personne.

Et puis ? Sont-ils prêts ?

Ils le sont, hélas ! Le bordel sympathique que j'espérais pour troubler un peu le rigoureux ordonnancement des Jeux n'aura pas lieu. Tout annonce que ce seront les mêmes Jeux que partout. Un peu plus de policiers, de soldats, d'hélicoptères, et cette montgolfière qui nous surveille même quand on va pisser, mais un peu plus, un peu moins de surveillance, bof, cela fait longtemps déjà, depuis Munich, que les Jeux se déroulent dans un camp retranché. L'amusant, c'est qu'on soit revenu, ici, aux sources, et que la véritable source des Jeux, l'idée première, n'était pas des concours sportifs, mais une trêve. Il était interdit aux troupes d'entrer en Élide, et l'on proclamait l'inviolabilité des pèlerins. Deux mille huit cents ans plus tard, c'est le contraire, on fait venir des troupes de partout pour garantir l'inviolabilité des pèlerins. On peut mesurer par là les formidables avancées de la civilisation.

Qu'est-ce que je disais avant de faire mon petit Platon de la Haute-Yamaska ? Ah oui, que ce seront les mêmes Jeux qu'ailleurs. Il est troublant par exemple que ma chambre, au village de presse, soit exactement la même qu'à Sydney. Exactement les mêmes dimensions. Et ma foi du bon Dieu, je crois bien qu'ils ont aussi déménagé l'armoire. Ce n'est pas un hasard. C'est une reproduction. Ma chambre. La salle de presse. Le sourire des bénévoles. L'organisation du transport. C'était l'autobus 210 à Sydney pour aller au judo. C'est le 210 ici aussi. Ce sera le 210 à Pékin dans quatre ans. On parle beaucoup de l'esprit olympique pour désigner ce qui est d'abord une routine. L'esprit naît rarement de la routine. Des petites différences, quand même. Les prix, tiens. La Presse paie 260 euros (pas loin de 400 $) pour cette chambre qui tient de la cellule. Un lit, une table, un téléphone, c'est mon genre de confort, mais à ce prix-là, j'y pense chaque fois que j'ouvre la porte, 400 $ pour ce coqueron ? Il y a dans cette mini-démesure un portrait de tous les Jeux. Et je reviens à votre question : sont-ils prêts ? Oui, ils le sont. Mais justement, Dieu sait à quel prix.

Ils ne pensent pas trop à la facture pour l'instant. Les Grecs, qui ne voulaient pas tant que cela des Jeux, sont de bonne humeur depuis leur invraisemblable victoire à l'Euro, ils se sont dit qu'ils allaient continuer le party avec les Jeux. Sans doute aussi, ont-ils pris goût à être le centre du monde. Ce n'est pas indifférent quand on est les cousins pauvres de l'Europe. Est-ce pour cela que je ne les ai pas trouvés bourrus comme on m'avait prévenu ? Je ne me suis pas fait voler non plus, les prix sont raisonnables pour une ville olympique : on vient d'aller manger une grande platée de sardines frites avec mon collègue Simon Drouin, avec ça une salade, 11 euros pour les deux, c'est vraiment pas le coupe-gorge annoncé.

Pour revenir aux Athéniens, un mot les résume pour l'instant : absents. La ville est remarquablement vide. Je ne sais pas où ils sont partis, mais ce n'est pas la peur des terroristes qui les a chassés.

C'est amusant pareil. Depuis quatre ans, quand on parlait des Jeux d'Athènes, c'était pour dire que les sites ne seraient pas prêts et qu'il y aurait des attentats. Or les sites sont prêts. Et le climat est totalement serein. Cela n'empêchera rien, bien sûr. Mais je parle du contraste entre la catastrophe appréhendée un peu partout dans le monde, alors qu'ici : rien. Pas un frémissement. Zéro épouvante.

On disait autre chose aussi. On disait : il va faire chaud à Athènes. Et ça, c'est vrai. Épouvantable. Quoique ce soir, «ce soir le vent vient de la mer...»