Le vendredi 27 août 2004


Exit Caroline
Pierre Foglia, La Presse, Athènes

Je suis tombé sur Caroline Brunet en descendant de l'autobus, elle arrivait de s'entraîner.

Monsieur Foglia ! Vous vous êtes trompé de jour, c'est samedi, ma course !

Elle me dit monsieur. J'adore ça.

Je sais bien, Caroline, que votre course est samedi. Mais si je pouvais, je viendrais ici tous les jours. Pas tant pour le canoë-kayak que pour le site. Schinias, couronné de ses montagnes pelée, est le plus beau site des Jeux. Peut-être parce que c'est le plus éloigné des Jeux. Je disais l'autre jour que c'est presque en Turquie, si loin que l'équipe de canoéistes et kayakistes canadiens a eu la géniale idée de se louer un hôtel à deux pas, au bord de la mer. Un vrai hôtel, on accède à la réception sans passer sous un détecteur de métal, personne pour vous fouiller, pour vous demander votre laissez-passer, pas une seule clôture, pas un flic à l'horizon. La mer clapote à deux pas. Les vacances. Comme on est loin du camp retranché où vivent les autres athlètes.

De mes cinq Jeux, ce sont les plus agréables, dit Caroline.

Cinq Jeux, CINQ ! Cela vous fait combien ? Soixante et onze ans ?

Trente-cinq ans. On dit cinq Jeux, mais vous savez, j'étais petite aux deux premiers, ça ne compte pas. À Séoul et à Barcelone, je faisais à peine les demi-finales.

On s'est assis dans les gradins pour regarder les courses. Caroline ne compétionnait pas hier. En gagnant sa série mardi, elle est passée directement en finale, aussi bien en K1 qu'en K2 avec Mylanie Barré.

Ce n'est plus la même femme qu'à Sydney. Tout le monde le dit. Elle voit les choses autrement : «Je suis la même, c'est votre regard qui a changé.» Elle voit souvent les choses autrement. Cela nous a rapprochés. Depuis Sydney, elle me fait la grâce de son amitié, on s'envoie des courriels assez régulièrement dans lesquels il est rarement question de kayak. Jamais, en fait. Elle sait que je n'y entends rien, une seule fois, il y a longtemps, elle a corrigé une erreur dans un papier que je lui consacrais : je n'utilise pas un aviron monsieur Foglia, mais une pagaie. Je pagaie, je n'avironne pas.

Nous avons la même idée du sport, le même mépris du show pour le show, et aussi peu de goût pour la soupe ésotérique (le rêve, le positivisme à tout crin) dans laquelle sont tombés tant d'athlètes. Les psy, surtout les sportifs, la font rigoler autant que moi. Bref, c'est un peu le même genre de tête de vache que moi. On a aussi de grandes divergences, sur le dopage, par exemple. Elle me trouve naïf (sur un cas en particulier). Une fois ce printemps, elle n'était vraiment pas d'accord, elle a rebondi à La Presse pour qu'on aille prendre un café. Il faut que je vous parle, monsieur Foglia.

Elle m'appelle monsieur, j'adore ça.

Depuis six mois, on a complètement changé de sujet. On parle écriture. Caroline s'est découvert une passion pour l'écriture, elle m'a envoyé des choses étonnantes, pas du tout mémée-qui-fait-du-style, comme j'en reçois tant, du stock d'écrivain, du stock habité. Il reste à travailler la technique. Et un cours d'ordinateur. La nounoune ! Plus tôt cet été, à une terrasse dans le Vieux, je lui dis tenez donc un journal des heures exceptionnelles que vous allez vivre, ce sont vos derniers Jeux, la finale sera votre dernière course. Elle a commencé ce journal dès le lendemain sur son ordi. Elle y ajoutera de nombreux chapitres durant le stage de l'équipe en France qui a précédé l'arrivée en Grèce, elle se pointe ici, fait une fausse manoeuvre, sélectionne accidentellement le texte au complet et... le détruit.

Il est resté juste une lettre, monsieur Foglia,

Laquelle ?

Un «E».

Je ne le lui ai pas dit pour ne pas la troubler en cette veille de finale, mais il n'y a pas plus de hasard dans l'écriture que dans le sport. C'est forcément le «E» de exit.

Demain à midi, heure d'Athènes, ce sera fini. Exit Caroline. Elle a d'ailleurs déjà revendu son kayak.

Assis dans les gradins, nous regardions deux de ses adversaires de demain dominer leur demi-finale. L'Italienne Josefa Idem. Et une Polonaise dont il est inutile de se rappeler le nom, elle a été disqualifiée plus tard dans l'après-midi.

Je déteste les jeux de mots, mais celui-ci est inévitable, souhaitons que cette Josefa Idem de malheur ne fera pas idem qu'à Sydney. C'est elle qui a crevé le coeur de Caroline à Sydney. En la battant dans les vagues. Une défaite qui a appris à Caroline à perdre. Elle en a été blessée longtemps. Et peut-être encore un tout petit peu. Mais elle sait maintenant qu'on n'en meurt pas. Et c'est pour cela qu'elle va gagner demain à Athènes. Parce qu'elle n'aura pas peur de perdre. Puisqu'on parle de ses adversaires, il y aura une autre fille à battre aussi, peut-être la vraie favorite, la Hongroise Janic Natasa.

À Sydney, Caroline ne se serait jamais assise avec moi dans les gradins l'avant-veille de son épreuve. Vous n'êtes même pas nerveuse ?

Oh si. Mais très différemment. Je ne m'enferme plus dans une solitude sauvage comme avant.

Et le vent, ce melteme qui a renversé un canoë et son canoëiste l'autre jour ?

Ma question était inutile, il n'y avait pas le moindre souffle dans l'air, l'eau du bassin était une mare d'huile. Et on dit que ce sera comme cela samedi.

Exit Caroline. Mais avant, il lui reste une chose à faire : une course. Deux en fait. Elle terminera sa carrière par la finale du K2, vers dix heures et demie demain, avec Mylanie Barré à bord, Mylanie dont la mère, Alexandra, a pagayé avec Caroline, quand Caroline débutait. Si c'est pas ça un tour complet, je ne sais pas ce que c'est !

Mais quand je dis qu'il reste à Caroline Brunet une course à faire, je parle de l'autre, en K1, à neuf heures moins dix, demain matin. Sa vraie course d'adieu. On dit qu'à l'instant de mourir, on revoit toute sa vie en quelques secondes. Je lui souhaite une course comme ça, qui contiendra toutes les autres de sa magnifique carrière. Je lui souhaite aussi la victoire, bien sûr. La victoire qui n'est pas tout, mais pour ce que je sais de la fille, cela l'aiderait grandement à passer d'un pied plus léger dans une autre vie.

LE RÈGLEMENT - Trois grandes vedettes dans l'équipe de canoë-kayak canadienne. Caroline Brunet en K1. Un jeune Ontarien (22 ans) que vous ne connaissez pas, Adam van Koerverden, qui fera le 500 et 1000 mètres en K1, médaille presque assurée aujourd'hui dans la finale du 1000 mètres. Le troisième est Stephen Giles en canoë.

Également aujourd'hui, finale du K4 masculin et féminin, les Canadiens y sont, c'est déjà bien qu'ils y soient, je ne crois pas qu'il faille attendre beaucoup plus. Dans l'équipage du K4, Richard Dober de Trois-Rivières, qui faisait aussi le K2, qui ne s'est pas qualifié hier.

Vous demandez pourquoi Aneta Pastuszka, la Polonaise dont je parle plus haut, a été disqualifiée ? Une niaiserie. Les kayaks ont à respecter une limite de poids minimum. Disons 12 kg. Si le kayak est plus léger, disons, 11,5 kg, le technicien de l'équipe devra ajouter 500 grammes, sous forme d'une pesée, scotchée au fond du bateau. Si cette pesée est mal fixée au fond du bateau, en le retournant pour le vider de son eau, la pesée va tomber. C'est ce qui est arrivé à la Polonaise, une des favorites. Elle a fait sa course, s'est présentée à la pesée. Désolé, madame, votre bateau n'est pas réglementaire. Disqualifiée. Me semble que c'est une sanction débile. Pourquoi pas le supplice de la roue aussi ? Elle ne l'a pas fait exprès et cela n'eût rien changé au résultat, une amende suffirait, non ?

ATHLÉTISME - Cela ne va pas très bien en athlétisme. Ce n'est pas le désastre de Natation Canada, mais pas loin. Cela a commencé avec l'élimination rapide des deux piliers de cette équipe, Diane Cummins dans le 800 et Kevin Sullivan dans le 1500. Depuis des années, quand les instances supérieures (celles qui accordent les fonds) demandaient à Athlétisme-Canada où sont vos résultats ? Cummins et Sullivan et Boswell à la hauteur répondaient invariablement présent. Boswell a été sorti sur blessure. Les performances navrantes de Pierre Browne et surtout de Macrozonaris au sprint. La chute de Perdita, l'élimination ultra-rapide de Tadili au 800, les chronos médiocres de Gary Reed sur la même distance, la médiocre performance d'Émilie Mondor qui me semble avoir bien mal planifié sa saison -très hot à la fin de l'hiver et puis plus rien- et on ne parlera pas de Courtney Babcock dans le 5000 mètres aussi, qui n'aurait jamais dû être sélectionnée. Les lanceurs Snyder au poids et Tunks au disque ont été atroces, qu'est-ce qu'il reste ?

Il reste des satisfecit, un à Dana Ellis pour sa sixième place au saut à la perche, un autre à Charles Allen qui s'est qualifié hier soir pour le finale du 110 haies. Et il reste à attendre un miracle du relais 4x100, apportez-vous de quoi lire, au cas... Le souvenir des championnats du monde à Paris est loin. Paris où, l'automne dernier, Boswell, Perdita Felicien, Mondor, Babcock, avaient annoncé un début de renouveau.

Pour revenir à hier soir, en conclusion à une petite soirée plate au Stade olympique, les Grecs qui s'ennuyaient -je les comprends- ont retardé de plusieurs minutes le départ du 200, en réclamant Kostas Kenteris leur héros absent -et là je les comprends beaucoup moins.