Le dimanche 29 août 2004


C'est pas la fin du monde
Pierre Foglia, La Presse, Athènes

Le meltème, c'est le nom de ce vent du nord qui s'engouffre dans le golfe d'Eubée. Le meltème avait soufflé toute la nuit et à l'heure où Caroline Brunet a avancé la pointe de son kayak dans le sabot de départ, la houle était si forte que son kayak était déjà tout de travers. C'est un départ.

Et c'est aussitôt un désastre.

Le temps de redresser son kayak parti tout croche, l'affaire était déjà entendue.

Adam van Koeverden qui, une heure plus tôt, avait gagné la médaille d'or pour le Canada dans la même épreuve (K1, 500 mètres), assistait à la course de Caroline dans les gradins en compagnie de quelques journalistes. Il n'a pas fait de détour: Caro a fait un départ de merde!

La suite est allée un peu mieux. Même qu'à mi-parcours, elle pensait pouvoir rejoindre la Hongroise. Elle n'a rejoint ni la Hongroise ni l'Italienne haïe qui l'avait battue à Sydney. Troisième. Une médaille de bronze qu'elle n'accrochera pas dans son sous-sol, pas plus que ses autres breloques. Elle a peu de goût pour la quincaillerie. Pour en finir avec la course, la houle et le vent ne sont pas des excuses -elle n'en cherchait pas non plus. Reste que Caroline est une technicienne, la meilleure au monde, qui s'exprime pleinement quand l'eau est un miroir. Pas d'excuses, aucun regret non plus. Plus de trois secondes la séparent de la Hongroise Natasa Janics. Deux jours avant, Caroline m'avait dit: s'il y a de la vague, la Hongroise sera difficile à battre. Pour en finir avec la course, j'ajouterais que la Hongroise aurait gagné quelles que soient les conditions. Elle était dans un état de grâce. Son jour de gloire.

L'histoire est ailleurs. Quand on s'est rendu compte que Caroline était battue, et on l'a vu assez vite, on a tous eu le même flash: Sydney. On se rappelait la jeune femme anéantie sur le podium. Puis éplorée dans les bras de sa mère. On l'a sentie à ce moment-là au bord d'un gouffre... on a tous pensé que ça allait recommencer...

Elle aussi y pensait, et la première personne qu'elle a tenu à rassurer, c'est son entraîneur, Fredéric Jobin. Fred, je suis correcte! La deuxième personne, c'est sa mère. La troisième, je crois bien que c'est moi. Elle se dirigeait vers le hangar à bateaux, elle m'a aperçu, elle est venue à la barrière: monsieur Foglia, c'est pas la fin du monde!

Et puis elle nous a annoncé la grande nouvelle: C'est fini! C'est fini, le kayak, c'est fini, le sport. Elle était radieuse. Je ne veux plus faire ça, expliqua-t-elle. Je l'ai fait pendant 23 ans. Je n'ai plus le goût. Je ne veux plus m'asseoir dans ce truc-là, je ne peux plus de toute façon, j'ai une hanche foutue. Arthrose. De notre hôtel au bassin, il y a moins de 15 minutes à pied, mais je le faisais à bicyclette, pour ménager ma hanche en vue de la compétition...

Quand j'avais 12 ans, à l'école, j'avais répondu à la bonne soeur qui nous demandait ce que je voulais faire plus tard: je veux aller aux Olympiques. J'y suis allée cinq fois. C'est assez. Un jour, quand je serai beaucoup plus vieille, ce sera au bord d'un lac, ce sera le soir, je ferai un tour de kayak en pagayant tout doucement...

Même s'il y a du vent?

Qu'allez-vous faire, maintenant? lui a demandé un collègue. Grande question. Sujet délicat. Quand les feux de la rampe s'éteignent, pas facile de redevenir madame Tout-le-Monde. La vie, c'est plus lent que le sport, les objectifs y sont flous, les montées d'adrénaline assez rares, la réussite plus diffuse.

Elle n'a pas répondu à la question. Elle avait été un peu plus explicite avec moi il y a quelque temps: c'est sûr, il me faudra une passion. Quelque chose à laquelle je crois. Comme la lutte contre le dopage. Mais j'ai envie aussi de sortir complètement du sport. J'ai envie de lire, d'écrire, de vivre. Dans la foulée, elle m'avait demandé: avez-vous lu Into Thin Air de John Krakauer? C'est sur l'ascension de l'Everest, mais pas vraiment...

C'est ce qu'elle aurait dû répondre à mon collègue. Qu'allez-vous faire, maintenant?

Je vais encore monter l'Everest, monsieur.

Le jour pointait quand j'ai refait la route de Schinias, que je commence à connaître. Le vent retroussait les palmes des palmiers et faisait claquer les bannières, j'ai eu le pressentiment de ce qui allait arriver. Et tout de suite en arrivant, cette médaille d'or du jeune Adam van Koeverden. Il n'était même pas 9h.

Holà, je n'ai même pas pris mon café. Et puis, je ne suis pas venu pour ça. Je le connais à peine, ce garçon. Il me semble bien pressé de reprendre le flambeau des mains de Caroline. Vous avez vu, nous a-t-elle dit en riant, il me l'a arraché des mains!

À 22 ans, l'Adam en question a mené son demi-kilomètre avec une autorité de vieux champion du monde. Comme si une médaille d'or donnait la science infuse, il a été ensuite bombardé de questions sur mille et un sujets. Je n'ai pas compris la moitié de ce qu'il répondait, il parle très vite, et comme je vous l'ai dit, je n'étais pas réveillé. J'ai retenu un truc intéressant, il a parlé des enfants, il a dit: il faut leur transmettre les vraies valeurs du sport, le travail, un idéal, une morale qu'on ne retrouve pas forcément dans les autres activités de la vie. Je trouve qu'on valorise trop les médailles auprès des enfants, ce faisant, on commence par la fin. Il faut d'abord leur donner le goût de courir, de nager, de pagayer...

Pour revenir à Caroline Brunet, elle a vraiment mis fin à sa carrière en disputant la finale en K2 avec Mylanie Barré. Elles visaient une cinquième place. Elles se sont contentées d'une septième. La Hongroise du K1 ramassant une seconde médaille d'or. Le jeune Mylanie était déçue. «La vague était plus forte et c'était vraiment très difficile.»

Caroline rentrera à Montréal vers la fin de la semaine prochaine après une croisière avec sa mère et des amis dans les îles grecques. Tard en soirée, je l'ai rappelée, un coup qu'elle aurait déjà changé d'idée: dans la même journée, j'aurais le scoop de sa retraite et de son retour.

Bonsoir, Caroline, j'ai entendu dire que vous aviez déjà changé d'idée et que vous serez aux régates européennes l'an prochain.

Non, monsieur. Je n'y ai pas songé une seconde. J'ai déménagé à Athènes chez des amis. Nous allions justement souper. Si vous voulez vous joindre à nous... Et qui va taper mes textes? Je n'ai pas pris ma retraite, moi. Sérieux, résumez-moi cette première journée de jeune retraitée du sport d'élite...

Un mot: soulagée.

BONJOUR L'AMBIANCE - C'est fou ce que ces Jeux auront été tout le contraire dece qu'ils menaçaient d'être, mais un peu le contraire aussi de ce qu'ils promettaient d'être. Ils menaçaient d'être bordéliques, ils ont été très bien organisés, on n'a pas fini de s'en étonner. Mais ils promettaient aussi, surtout après la cérémonie d'ouverture, d'être inspirés. Ils ne le sont guère.

Conviviaux. Mais pas inspirés. Et même un peu plates. Il aura manqué une atmosphère. Il aura manqué de public dans les gradins. C'est drôle à dire, mais ces Jeux d'Athènes auront surtout manqué de Grecs enthousiastes. Ce fut évident au Stade oympique, magnifique, mais qui n'a jamais levé. Les Championnats du monde à Edmonton en 2001 étaient autrement plus chaleureux pour comparer entre deux publics également profanes. Il y a pourtant eu de grands moments de sport dans ce stade: la finale du 800 mètres des femmes, le 1500 d'El- Guerrouj, ce 110 mètres haies du Chinois Xiang Liu. Le 5000 d'hier? Non, pas le 5000, dont j'attendais moi aussi beaucoup. Trop tactique. El-Guerrouj était battable en l'attaquant de beaucoup plus loin...

PLOUF, PLOUF, PLOUF - Je me revois dans le salon des Despatie. Je demande à Alexandre: tous ces gens qui attendent de toi des médailles d'or, ça te dérange? Il me dit pas du tout. Les attentes des gens, je n'y peux rien. Moi, je sais qu'à la tour, par exemple, il y a les deux Chinois, il y a l'Australien Mathew Helm, il y a moi. Et aucun de ces quatre-là n'est assuré de quoi que ce soit. Les gens me souhaitent des médailles d'or, c'est gentil, je leur dis merci, mais j'oublie aussi vite. Cela n'a rien à voir avec la réalité de mon sport.

Il a découvert durant les Jeux que ce n'était peut-être pas aussi simple. Il ne suffit pas de nier la pression pour l'éloigner. Elle s'infiltre goutte à goutte. Elle finit par être là quand il ne faut pas. Hier, Alexandre était déçu.

Quatrième ou deuxième, Alexandre est toujours aussi gentil, il donne toujours de la bonne copie, n'empêche qu'en cette dernière journée des Jeux, si je regrette quelque chose, c'est bien d'avoir passé la moitié de mon temps à «couvrir» Despatie ou Heymans. Les filles, les garçons, le synchro, le tremplin, la tour, les préliminaires, les demi-finales, wow! Quand El- Guerrouj a gagné le 1500, j'étais au plongeon. J'ai même pas de piscine chez nous.

Paraît qu'aux prochains Jeux, il y aura du plongeon synchro, mixte.

PREMIÈRE - Hier, j'ai vu quelque chose pour la première fois depuis le début des Jeux: un nuage dans le ciel. Je ne me souvenais plus combien c'était sympathique.