Le samedi 22 janvier 2005


La vieille dame dans le train
Pierre Foglia, La Presse

La vieille dame lisait Tous les fleuves vont à la mer, d'Elie Wiesel. Elle était assise en face de moi dans le train. Nous étions montés à la même station. L'ami qui m'avait raccompagné à la gare l'avait saluée avec chaleur : comment allez-vous, Marie ? Et il m'avait glissé en vitesse -- le train arrivait -- fais-la parler, fais-la parler.

Vous êtes Marie ? Elle a levé les yeux de son livre, m'a tendu la main : Marie Beemans.
C'est anglais ?
Flamand. Nous vivions dans le nord de l'Ontario. J'avais 19 ans quand mes parents ont déménagé au Québec. Nos amis de l'époque n'auraient pas été plus stupéfaits si on leur avait annoncé qu'on s'en allait vivre chez les Pygmées. Je me suis tout de suite retrouvée dans les hauts lieux de la contre-culture montréalaise. À l'époque, c'était la Petite Europe, Chez Queux. J'étais proche des Molinari, Vaillancourt, Vittorio, Claude Gauvreau. J'ai rencontré mon mari dans ce milieu. Il faisait des cerfs-volants.

Il en fait toujours ?
Mon Dieu, je l'ai perdu de vue il y a si longtemps. Imaginez, je l'avais déjà perdu de vue avant notre premier enfant. Puis il est revenu et on a eu un deuxième enfant. C'est devenu comme un gag. Il disparaissait, revenait quelques jours me faire un enfant. Repartait six ou huit mois vers ses maîtresses et ses cerfs-volants. Revenait. Repartait. Revenait.
Combien d'enfants ?
Neuf. En fait, 11. Neuf plus deux. Ces deux enfants de plus me sont venus du bout de la rue, d'une maison au toit bleu occupée depuis peu, à l'époque, par des nouveaux locataires que j'avais à peine entrevus.

C'était en mai 1971, le jour de la fête de la Reine, à 9 h du matin. J'avais déjà mes neuf enfants, on venait de déjeuner, ça courait partout dans la maison. On cogne à la porte. J'ouvre. C'était un type avec deux bambins. Il m'a dit s'appeler René Laverdure, il me tutoyait. Est-ce que tu peux garder les enfants pour la journée ? Il est arrivé un accident dans la famille de ma femme...

J'ai fait entrer les enfants. Serge, le petit garçon, avait 2 ans et ne disait pas un mot. Linda, la petite fille, avait 4 ans et parlait tout le temps. Elle m'a appelée maman à la minute même, et elle a expliqué à son petit frère : « On habite ici, maintenant. »

Le père n'est jamais revenu ?
Si. Vers le milieu de l'après-midi. Il m'a demandé si je pouvais les garder pour la semaine. Et cette fois, oui, il n'est jamais revenu.
Pourquoi n'avez-vous pas appelé la police ?

Je ne suis pas quelqu'un qui appelle la police. C'est pas dans mes gènes. Au bout de la semaine, je me suis dit que le père avait été retardé, j'ai attendu une autre semaine. Et puis une autre. Et puis une autre. Et veut, veut pas, au bout d'un mois, ces enfants-là étaient à moi. Au bout d'un mois, j'ai réuni les neuf miens et leur ai demandé qu'est-ce qu'on fait ? Ils ont dit on les garde, on les garde. Ils étaient adorables, d'ailleurs, sauf à la table. Ils mangeaient pas du tout comme nous. On était un peu granoles, eux ne voulaient manger que des hot-dogs et des cornichons. La lait, ouache. Ne buvaient que de la liqueur. Serge ne parlait toujours pas. Et sa soeur racontait des drôles d'histoires.

Mon papa il a des carabines. Mon papa il met son argent dans des sacs à poubelle. Jamais un mot de leur mère.
Pas très longtemps après, pas très loin de notre maison, la police a dragué la rivière et retrouvé 200 000 $ en bons au porteur, négociables. Dans des sacs à poubelle.
Six mois plus tard, j'ai demandé la protection de la Cour, qui m'a accordé la garde des enfants. Pourquoi les placer ailleurs ? Aujourd'hui, Serge a 36 ans. Célibataire. Il gagne sa vie en réparant des ordinateurs. Linda, sa soeur, vit à Vancouver, elle est mariée avec un pêcheur, ils ont quatre enfants.

Les vôtres ?
J'en ai une en Suisse, une dans un CLSC, une qui travaille avec Pops, une qui enseigne, les garçons sont dispersés...
Vous ?
Mois ? J'ai 71 ans et je cours toujours. Plus jeune, j'ai travaillé avec Alice Parizeau pour la protection des enfants, après je me suis occupée des femmes dans les prisons, et des hommes aussi. Les droits des détenus, tout ça. Je suis toujours contractuelle pour les services correctionnels. Je reçois des prisonniers chez moi, avec ou sans escorte, je leur fais à souper. Ils passent la soirée. Ce Noël, je me suis occupée de ramasser des jouets pour les enfants des détenus de La Macaza.

Les condamnés pour délits sexuels ? Vous êtes à l'aise avec eux ?
Ils ne m'écoeurent pas, si c'est ce que vous voulez savoir. À la limite, ils m'écoeurent moins que les médias et la foule des voyeurs qui s'agitent quand arrive une affaire Cloutier ou une affaire Hilton. Je ne suis pas en train de dire que Hilton m'est sympathique, de toute façon on ne le voit presque pas, il est toujours au gymnase. Je dis que j'ai 71 ans et que je n'ai jamais été du côté de la foule. Je suis toujours du côté de ceux qui sont seuls. Andrée Dupuis, cela vous dit quelque chose ? C'était une criminelle d'habitude d'origine montagnaise, lesbienne, pimp, extrêmement violente, pour bien des gens c'était une monstre, je l'ai aidée à sortir de la dope et de la boisson, elle a vécu quelques années de paix à la fin de sa vie, je crois y être pour quelque chose. Juste avant de mourir, elle m'a appelée : tu sais, Marie, tout le mal que tu t'es donné pour me sortir de la dope, tu ne devineras pas ! Ils me donnent de la morphine aux heures...

J'ai toujours été du côté de ceux qui sont seuls. Et il n'y a personne de plus seul que le détenu qu'on enterre dans le petit cimetière du pen. Il n'a même pas droit à son nom. Alors j'apporte une fleur.

Le train est arrivé à la gare Centrale. La vieille dame est partie de son côté et moi du mien en me disant que ça me ferait une sacrée bonne copine au centre d'accueil. Quelle merde on foutrait.