Le jeudi 27 janvier 2005


Trois raisons d'écrire encore
Pierre Foglia, La Presse

Nerver complain je veux bien. Mais never explain ? Comment ne pas m'expliquer quand je vous vois si loin dans le champ. Hé, ho, lecteurs, où allez-vous par là ? Vous me cherchez où je ne suis pas. Revenez un peu qu'on cause. Que je vous dise quelques petites choses, et puis que l'on refasse un bout ensemble, le dernier sûrement.

Je tiens cette chronique depuis plus de 30 ans et, oui, j'ai toujours plaisir à l'écrire. Et, oui, j'ai toujours mille choses à vous dire (mettons trois), de préférence minuscules, plus elles sont petites, plus c'est amusant, plus j'ai de plaisir à les polir, par exemple, juste à l'instant où je vous entretiens passent dans mon champ une mère coyote et son petit. L'oeil rivé sur mon écran, je les aurais manqués. C'est ma fiancée qui me crie d'en bas : regarde à la clôture. La mère est assises sur son cul. Le petit joue. Il s'éloigne, revient, hésite, tourne autour de sa mère, semble lui dire : tu m'attraperas pas, lalalère. La mère a l'air d'une vraie maman assise sur un banc, dans un parc. Elle tricoterait si elle savait.

C'est mon exercice préféré depuis 30 ans. Mais non, pas tricoter. Faire passer des coyotes dans ce journal comme ils passent dans mon champ, avec le même incomparable détachement, avec ce même trottinement léger, aérien, qui, en pleine page 5, en pleine actualité, les met pourtant hors d'atteinte des tsunamis et des Guy Cloutier. J'aime ce métier. J'aime écrire. Mais pas plus que la confiture de mirabelles, pas plus que mes chats, j'aime écrire mais j'aime aussi ne pas écrire. Lundi, par exemple. Lundi, j'ai pas écrit. J'allais m'y mettre quand, en déblayant mon bureau, je suis tombé sur un livre acheté l'autre semaine à la Maison des cyclistes, sur Rachel, et puis oublié sous une tonne de paperasse. Bicycling Cuba, 50 days of detailed rides, from Pinar del Rio to Santiago de Cuba. C'est pas un livre que vous aimeriez. Pour vous donner une idée, en l'ouvrant au hasard on tombe sur ce genre de prose :

KILOMÈTRE 14 - début de la montée du col de La Farola. Toute de suite très pentue, la minuscule route asphaltée se fraie un chemin entre les palétuviers et les bougainvillées roses.

KILOMÈTRE 32,6 - Vous entrez dans le village de Cajobabas...

Le genre de livre qui me transporte, au sens littéral du mot, comme le font rarement les romans. Je sens l'odeur poivrée des bougainvillées, drette là. Je monte le col en danseuse. Pas très en forme à cette époque de l'année, je me suis arrêté souvent dans la montée. À Cajobabas, un petit village de rien du tout, j'ai eu tout d'un coup la fringale. Fiancée j'ai faim ! Me ferais-tu des tacos ?

Des quoi ?

Des tacos.

Elle m'a monté de la soupe au panais qui restait d'hier. C'est bon aussi, c'est pas cubain, c'est plutôt suisse. Je me suis replongé dans mon livre. Où en étais-je donc ? Ah oui :

KILOMÈTRE 55,6 - Imias, charmante petite ville regroupée autour de la Casa de la Cultura...

Finalement, je suis arrivé à Yacabo Abajo, passé six heures. Pas déjà six heures ! Pas vu le temps passer ni les coyotes. Oh fuck ma chronique ! J'ai appelé au pupitre. Hey Claude, j'ai rien pour demain, ça déranges-tu ? Ben non, m'a-t-il rassuré, ça fait mon affaire, j'ai pas d'espace.

KILOMÈTRE 78,5 - Cross the bridge over Rio Yacabo, turn left... Au téléjournal, j'approchais de Guantanamo. T'écoutes pas les nouvelles ? Rien à foutre des nouvelles, mon amour.

C'est ma première raison d'écrire, ma préférée : rien. Si vous me donnez le choix entre un reportage sur la culture de la betterave à sucre en Moldavie et le scoop sur l'emplacement définitif du CHUM, je choisirais sans hésiter d'écrire la suite du photoroman La belle et Labrèche que nous vous présentions dans nos pages de samedi. Je n'ai jamais été aussi fier de mon journal. Je n'ai jamais autant ri, non plus, en le lisant.

Ma seconde raison d'écrire, c'est l'indignation qui n'est pas une raison mais une pulsion. Je m'indigne presque toujours sur la forme, alors que vous, c'est plutôt le fond. D'où notre différend le plus constant durant ces 30 ans. prenez l'histoire du financement des écoles juives. Nous nous sommes indignés en même temps ce samedi-là, au point où j'ai eu l'air -- avant tout le monde, mais après Josée Boileau du Devoir -- d'être votre porte-voix. Ce n'était vrai qu'à moitié. Le financement lui-même me désolait, heurtait mes convictions laïques. Mais ce qui me révoltait véritablement, c'est la justification de ce cadeau injustifiable aux écoles juives par le rappel de l'incendie de la bibliothèque de l'école Tamuld Torahs Unis. Le ministre a agité l'épouvantail d'une montée de l'antisémitisme dans la société québécoise pour faire passer sa politique. Un mensonge honteux. Mais je reviens à vous, amis lecteurs. Voilà le gouvernement qui bat en retraite devant la levée de vos boucliers. Et vous voilà déjà calmés. Pas moi. Qu'arrive-t-il avec la montée de l'antisémitisme, monsieur le ministre ? Vous n'en reparlez plus ? Elle ne vous préoccupe donc plus ? Dire que ce type-là n'a même pas l'excuse d'être un politicien de carrière, je veux dire ce n'est pas une pute de métier. Il était recteur d'université il n'y a pas longtemps. Lamentable.

Mais je vous ai dit trois raisons. Voici la dernière. Une dame m'écrit. Ce que vous avez dit sur Mme Bertrand est inqualifiable. Elle me propose un débat. Je refuse le débat. Je la remercie de ses commentaires. Lui propose de soumettre sa lettre courrier des lecteurs. Elle revient à la charge, me dit que je n'ai rien compris, ou plutôt que je fais semblant de ne pas comprendre. Elle veut savoir pourquoi j'ai écrit ça.

C'est ma troisième raison. Tout à coup, Mme Bertrand est partout. À la télé. À la radio. Il y a un livre Mme Bertrand. Des vidéos Mme Bertrand. Un discours Mme Bertrand sur les vieux. Un modèle Mme Bertrand. Le Québec adore. Le Québec se reconnaît. Le Québec s'apprête à empailler Mme Bertrand comme Anthony Perkins a empaillé sa mère dans Psycho.

Le Québec ? Minute. Nous sommes quelques-uns, quelques centaines de milliers tout de même, à dire mon cul Mme Bertrand. Mon cul cette littérature-là. Mon cul cette culture-là. Mon cul la pop-psychologie de banlieue. Mon cul les Cowboys. Mon cul Céline. Ma troisième raison d'écrire c'est ça, montrer mon cul à la majorité silencieuse qui nous assourdit.