Le samedi 26 février 2005


Pas encore
Pierre Foglia, La Presse

Il n'y a plus un garde-robe à louer à Rome. les télés campent place Saint-Pierre pour le direct que toute la chrétienté attend. Y peut mourir n'importe quand. On est prêts. Moi pas tellement mais mes collègues, oui. Les éditorialistes ont écrit leurs éditoriaux. Les chroniqueurs, leurs chroniques. Les graphistes ont fait leurs enjolivures. Chapleau sa caricature. On est prêts. Y peut mourir quand y veut. De jour ou de nuit. On est aux aguets 24 heures sur 24. Tout à l'heure, je suis allé fendre du bois. Tout d'un coup ça m'est revenu : le pape ! J'ai couru jusqu'à la maison, ouvert la porte en catastrophe, ma fiancée a fait non de la tête : pas encore. Ouf.

Cette nuit, je me suis relevé plusieurs fois pour vérifier sur Internet, mais je me serais relevé de toute façon pour aller pisser. Pis ? s'est inquiété ma fiancée dans son sommeil. Pas encore, dors.

Vous ne raterez rien de la mort du pape, notre édition spéciale est prête depuis quelques semaines déjà. S'ils m'avaient écouté, ils l'auraient publiée drette aujourd'hui. C'est le samedi qu'on fait nos meilleures ventes. Pleine une : La pape est mort, et en tout petit en dessous : ou presque. Imaginez l'embarras de nos concurrents mardi ou jeudi prochain, quand le pape va mourir pour de vrai. Je vois d'ici leur chef de pupitre se gratter la tête : on peut pas annoncer que le pape est mort, c'était dans la La Presse de samedi dernier. Ah.

Anyway vous ne manquerez rien. Juré. Depuis trois jours mon journal est comme une grande armée (de zouaves, forcément). Chacun à son poste. Celui-ci rapportera le dernier souffle. Celui-là rédigera l'hagiographie. Cet autre dressera la liste des successeurs. Cet autre encore expliquera le conclave, la petite fumée et tout ça. Une autre qui parle polonais appellera à Varsovie, ou peut-être même y est déjà.

Il n'y avait que moi qui n'avait pas d'emploi fans ce grand embarras. Mon boss Éric m'a appelé, il m'a dit : toi, tu seras la fausse note de notre édition spéciale. Ce n'était pas un reproche anticipé, au contraire. Il me passait une commande : je veux une fausse note. Exactement comme si j'étais une pizzeria et qu'il avait appelé pour une pizza médium. Avec des paperoni, chef ?

N'empêche qu'il a raison. Ça prend une fausse note dans cette édition spéciale, pour nos lecteurs mécréants. Et ça ne peut être que moi. Ils me connaissent bien au journal, allez. Au point où je pourrais mourir avant le pape, ils écriraient ma chronique sur la mort du pape à ma place et ça paraîtrait même pas que je suis mort... Mais bon, je parle pour rien parce que je mourrai pas avant le pape, je viens de faire 35 km sur mon vélo stationnaire et je suis même pas fatigué. Je m'en sortirai pas, va falloir que j'en fasse une chronique sur le pape.

Pour vous dire comme la mort du pape m'inspire, après y avoir pensé toute une semaine, j'ai trouvé une ligne, une seule, et elle n'est pas de moi : la pipe du papa du pape Pie pue. On s'amusait beaucoup de ce vers de Prévert quand on était petits. Un instituteur nous l'avait introduit pour nous apprendre ce qu'était une allitération, je l'avais rapporté tel quel à ma mère, qui, comprenant le français, avait entendu que je disais que le pape puait, et paf ! j'en avais reçu une, injustice d'autant plus frappante que le pape de cette époque -- Pie XII -- puait véritablement, pape mussolinien et même un peu complice du régime nazi.

Il me semble que le suivant -- Jean XXIII -- s'employa à être son contraire en se rapprochant de Dieu et en s'éloignant de l'Église, mais je vous dis ce la sous toute réserve. La vérité, c'est que les papes me laissent indifférent, et cela n'a rien à voir avec mon athéisme. Ça à voir avec la fonction, avec leur accoutrement plus ridicule que celui d'un chef sioux, avec les titres qu'ils se font donner -- sa Sainteté, notre Saint-Père --, mais surtout avec leur façon de parler, même pour nous dire bonjour, ou beau temps pour étendre, ou passe-moi le sel. Les papes nous parlent toujours comme s'ils étaient saint Paul et nous des foutus Corinthiens débiles et débauchés : fuyez la fornication, celui qui fornique pèche contre son propre corps (première épître, 6, 19-20). Sauf que si je fuis le péché il ne me restera plus rien de catholique puisque je n'ai jamais été catholique autrement que par la culpabilité. Anyway.

Et si le pape tombe dans le coma ? Hein ? Hein ? On le gardera comme ça pendant des mois ? Des années ? Un pape légume chef suprême de l'Église catholique ? Et si cela faisait si peu de différence que, le coup d'après, on se contentait d'un légume tout court ? Avez-vous pensé à ça ? Une citrouille géante comme chef suprême de l'Église catholique ?

Devant tant d'incertitude, et plutôt que d'écrire n'importe quoi comme plusieurs que je connais, je crois que je vais attendre un peu avant de rédiger ma chronique sur la mort d'un pape dont on ne peut dire pour l'instant s'il va mourir ou se transformer en citrouille.

En fait, ce que j'aimerais bien, c,est qu'il meure dans 15 jours, parce que dans 15 jours, je serai en vacances, lalalère !

L'ÂME NUE

Elle aurait détesté cette chronique papale mais ne m'en aurait rien dit. Elle était soeur missionnaire, Nigériane, je l'appelais Valentine dans cette chronique, mais son vrai nom c'était Tonia. La dernière fois que je vous ai parlé d'elle, c'était le 12 janvier, je vous disais elle va aussi bien qu'on peut aller avec un cancer des os. Nono. Je ne le savais pas, elle mourait le jour même à N'Suka, dans le nord du Nigeria, où elle était retournée finir ses jours auprès des siens. Elle était venue me rencontrer au journal pour dénoncer Immigration Canada. Nous étions devenus amis. Elle était toute jeune. Elle riait tout le temps, chantait magnifiquement. Bien qu'elle n'en parlât jamais, je savais qu'elle souffrait comme une folle, refusant morphine et antidouleurs. Je la revois chez moi à l'automne, s'étonner de tous mes chats, et de les trouver si incroyablement temporels, comme vous, avait-elle ajouté.

Temporel, hein. En la torturant un peu, je lui avais fait avouer qu'elle n'avait jamais rencontré quelqu'un d'aussi dépourvu de spiritualité. Et cela vous fait quoi, Tonia ?
Cela me fait prier pour vous deux fois plus fort.
Je l'aimais. Ses rires clairs. Son chant. Sa souffrance. Son âme nue.