Le jeudi 14 avril 2005


La valeur ajoutée
Pierre Foglia, La Presse

Cela vous tombe dessus le deuxième ou le troisième jour. Vous vous êtes habitué à la chaleur, au croupissement du paysage tropical, à l'inertie des choses et des gens rentrés en eux-mêmes, à cet immobilisme (qui est attente d'autre chose) que reconnaissent ceux qui ont séjourné dans les républiques socialistes avant la chute du Mur. Et pourtant... pourtant il y a ici quelque chose de différent, mais quoi ? Quelque chose qui bouge, quelque chose qui vit intensément. Cela vous tombe dessus le deuxième ou le troisième jour et ne vous quittera plus de tout votre séjour à Cuba : le cul.

Quand j'ai annoncé mon sujet mardi, d'aucuns ont compris que j'allais parler de putes. Je n'en ai pas vu une seule. Je vous parle de trois choses différentes : d'un climat, d'une ressource nationale et d'une indignité nationale.

On allait à Gibara par un mauvais chemin de traverse en terre, on était vraiment nulle part dans la campagne cubaine, quand surgit de la fournaise une apparition, une jeune femme qui marchait sur le bord du chemin. Aucune habitation à l'horizon, elle marchait pourtant comme pour aller séduire le monde entier, une pavane d'une incroyable sensualité. J'ai dit qu'elle avait surgi de la fournaise ? Je me trompe, elle en était l'exhalaison même. Elle venait de se faire baiser, c'est sûr. Ou elle y allait.

Je ne suis pas tombé en amour, je suis tombé en arrêt. Je vous parlais à l'instant de quelque chose qui bouge dans le paysage cubain : c'est le cul. Emblème national. Il est partout tout le temps, de toutes les tailles, de tous les âges, il exulte constamment. On me dit que c'est ainsi dans toutes Antilles, moi je vous dis qu'ici il est politique, que le régime l'exacerbe, qu'il est la réponse au faux, au laid, au malveillant du régime. Il exulte d'autant plus que le régime a éteint le reste.

Voila pour le fond de l'air. Tu vas écrire sur le cul à Cuba, me dit un collègue, il faut que tu lises Gutiérrez, la Trilogie sale de La Havane. Je l'ai achetée le jour même, je l'ouvre au hasard, page 102... j'ai été tellement déçu par le journalisme de complaisance que j'ai commencé à écrire des nouvelles très crues / des textes bandés / liberté, liberté, liberté... C'est exactement ce que je viens de vous dire. Le cul comme dernière liberté. Sauf que dans un pays où ceux qui travaillent, qu'ils soient médecins ou paysans, gagnent moins de 15 dollars par moins, il était inévitable que le cul-fond-de-l'air devienne aussi fonds de commerce. La valeur ajoutée à la première industrie du pays : le tourisme.

J'ai tout vu. Des vraies histoires d,amour. La soeur de notre hôte, superbe jeune femme d'une trentaine d'années, passait ses journées à soupirer après son amoureux, un Italien dans la quarantaine, qui a divorcé pour elle. Retourné à ses affaires en Italie, il lui a laissé un mobile sur lequel il lui dit son amour toutes les cinq minutes. Demande-lui donc qui a gagné Milan - San Remo. Deux secondes après elle nous revenait avec le résultat. Elle gagne 11 dollars par mois comme secrétaire dans une école, son chum en dépense 500 juste pour lui dire je t'aime trois fois par jour. Elle doit aller le rejoindre à Bergame en mai. Et ça ne marchera pas, c'est écrit dans le ciel. Ce cul, magnifique sous les tropiques, ne passera pas la porte étroite des préjugés italiens.

Dans le pattern officiel, le touriste fait construire une maison pour sa dulcinée et sa famille, légalise ou non son union, revient de toute façon passer l'hiver dans son pied-à-terre, les bras chargés de cadeaux. Des centaines (des milliers ?) de Québécois, d'Italiens, d'Allemands vivent cette relation, migrent comme les oies et parfois comme les oies se font plumer, pilar, dit-on en espagnol, pelato, disent les Cubaines.

Mais j'ai vu aussi dans les hôtels et les maison particulares où je descendais, j'ai vu beaucoup de barbons de mon âge (presque des vieillards) avec des gamines dans le début de la vingtaine, et peut-être même un peu plus jeunes, spectacle ô combien affligeant, et je suis tout ce qu'on veut, sauf bégueule. Je peux comprendre qu'on n'aille pas aux putes pour s'envoyer une petite grosse de 45 ans, mais se louer une jeune fille à long terme, la forcer à ces tête-à-tête mortels au restaurant, lui faire jouer en public la comédie de la fiancée énamourée, quelle misère. Et c'est bien d'exploitation de la misère qu'il s'agit.

Les Cubains ne s'en scandalisent pas. Je m'en suis ouvert aux jeunes du club cycliste de Holguin qui roulaient avec nous : cela ne vous choque pas ? Ne choque pas vos parents, vos voisins, la société en général ?

C'est économique, m'ont-ils répondu, laconiques.

Les Cubains s'en scandalisent si peu qu'ils tiennent pour acquis que tous les Blancos sont là pour ça. Je vous ai déjà raconté la femme du pêcheur et la chèvre. La même chose m'est arrivée vers la fin de mon séjour, dans la ville de Banes. Je faisais la queue pour acheter un cornet de crème glacée quand arrive mon tour ; le type me dit : Une boule ou deux boules ? Parlant de boules, qu'est-ce tu penses de ma soeur ? Je vous traduis en québécois, c'était aussi trivial que ça ; sa soeur était là qui rinçait les coupes et qui souriait, l'andouille.

Encore offusqué, j'ai raconté l'incident à la Casa particular où j'avais pris le gîte et le souper, mais voilà mes hôtes qui partent à rire.

Vous trouvez ça drôle ?
Ils m'ont dit de ne pas me formaliser, que personne n'avait voulu m'insulter.

Je ne parle pas assez espagnol pour leur expliquer que je ne me formalisais pas pour moi, mais pour eux. Dans la matinée j,étais allé rouler jusqu'à Antilla, petit port inhospitalier qu'on atteint par une route placardée de dizaines de slogans grandiloquents, la liberté est la clé ouvrant la porte par laquelle entre l'Homme, la culture est le seul moyen d'être libres - un homme devient grand du travail de ses mains - on n'a pas d'autre pays que le monde - les idée sont les armes les plus importantes de la révolution - un livre neuf est un sujet d'allégresse - la liberté se paie du prix du sang - un enfant dort dans l'Homme...

Vraiment, un enfant dort dans l'Homme ? Et la soeur de l'Homme, Fidel ? Sais-tu que dans la soeur de l'Homme cubain, il y a une petite fille qui a faim ?
Sais-tu qu'elle se vend aux touristes pour manger ?