Le samedi 16 avril 2005


La nostalgie à coups de poing
Pierre Foglia, La Presse

Ce soir-là, Fidel s'adressait à la nation pour un autre discours marathon. Mon hôte s'est installé devant la télé et s'est endormi presque aussitôt. J'étais invité à souper ailleurs. Lorsque je suis rentré, trois heures plus tard, Fidel parlait encore, mon hôte dormais toujours dans sa chaise berçante.
À quoi avez-vous rêvé ? lui ai-je demandé le lendemain matin.
À rien, m'a-t-il répondu.

Fidel ne fait plus rêver les Cubains. Il ne fait plus rêver le monde non plus. Son « socialisme ou la mort » résonne sinistrement même pour ceux, et j'en suis, qui cherchent toujours une autre voie que le capitalisme et la société de consommation. C'est dur, Cuba, pour un bonhomme comme moi. Musée de cire de l'avenir radieux, j'y ai retrouvé, figés, détournés, tournés en dérision, les idéaux qui me portent encore. Des vacances pas reposantes. Ça vient te chercher loin. Ça te rentre dans la nostalgie à grands coups de poing.

J'entre pour pisser dans un bar, dans le centre de Holguin, près des parcs du centre, je tombe sur deux Québécois attablés avec des filles, ils se méprennent sur mon accent : t'es venu de France en vélo, ha, ha, ha. Assis-toé. Ils me désignent les filles : « Quand il y en a pour deux, y en a pour trois, a coûtent rien, stie. » Le goût de rentrer dans le tas, de renverser leur table... début des années 70, je venais ici -- enfin, à la Havane -- faire du tourisme révolutionnaire. On avait lu tout Alejo Carpentier, on débattait d'idéologie et de sport dans les gymnases de boxe, et maintenant ces abrutis et leurs poupounasses...

Reste les école et les hôpitaux. L'éducation et la santé, fleurons de la révolution cubaine. Ça, tout de même, c'est encore quelque chose, non ? Le meilleur système de la santé d'Amérique latine, des médecins si compétents que Cuba les exporte dans les pays amis, beaucoup au Venezuela ces jours-ci. Et l'éducation, cette toute première obsession de Fidel. La chose est manifeste : la culture générale des Cubains est sensiblement plus élevée que celle des Nord-Américains. Connaissent le monde, connaissent les classiques, la musique, le cinéma, leurs débats ne sont pas légers, la liberté, la religion... stop ! Cela non plus ne tient plus. Les écoles, surtout celles des campagnes, tombent en ruine, les hôpitaux manquent de médicaments. Quant à la culture populaire, elle n'a plus qu'un objet : la survie. D'abord manger.

À Gibara, je suis entré dans un de ces magasins d'État où les Cubains vont acheter les produits de base -- le riz, les haricots, le sel et, je l'ignorais, le pain aussi, le tout consigné dans un carnet de rationnement. La madame achetait deux petits pains, elle a tendu son carnet à l'employé, elle a payé quelques sous, l'employé lui a rendu son carnet après avoir écrit un « 2 » dans une petite case, l'un et l'autre honteux, m'a-t-il semblé, de m'avoir pour témoin de leur misère. Quelques rues plus loin, je tombais en arrêt devant un pompeux édifice gouvernemental : Office de protection du consommateur. Ben tiens ! Cela tombe sous le sens, dans un pays où il n'y a rien à consommer ! La société d'utopie portée à son point d'aveuglement, merde et re-merde, et j'ai cru à ça, moi ?

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Et pourtant.

Pourtant, tout n'est pas à jeter. Tout n'est pas pourri. Il y a des petits moments. Des petits bonheurs. Tiens, les bananes, par exemple. C'est con, une banane, mais sucrées comme celles-là, je n'avais jamais goûté. Une fois on s'est reposés dans un abri d'autobus, un type est venu nous vendre des mandarines, chaudes comme des soleils. Et aussi ces grands verres de jus de canne à sucre que l'on vend en pleine campagne, aux carrefours des routes, on le presse devant vous en passant et repassant les tiges dans un tordeur. Ou encore une papaye bien mûre dans la fraîcheur d'une cuisine, on s'était arrêtés pour demander de l'eau, on nous a fait entrer... Une autre fois, à Mayari, la journée la plus chaude, ce fut une bière froide. Comprenez bien, c'est pas la bière, pas la papaye, pas la banane, comment dire ? Il n'y a rien et, tout d'un coup, il y a cette concentration de succulence, comme si la misère faisait une pause de deux secondes. Il n'y a rien et il y a soudain tout le bonheur du monde, concentré en deux secondes... Les Cubains ne savent pas bien sûr que c'est tout le bonheur du monde. Et savent encore moins qu'ils s'ennuieront de ce bonheur-là comme des fous quand Castro sera renversé et que Cuba sera devenu un prolongement de la Floride.

Pourquoi ? Il n'y aura plus de bananes, après Castro ?
Si, mais au Wal-Mart.
Plus de jus de canne ?
Si, mais pasteurisé.

Le plus triste, à Cuba, pour un vieux comme moi qui n'en peut plus d'entendre que la société de consommation est la meilleure des sociétés, le plus triste, c'est d'être assis sur la galerie de la maison qui fait le coin des rues José-Marti et Céspedes, il fait presque nuit, des enfants jouent au baseball avec une balle de tennis, des amoureux passent en vélo -- un seul vélo, elle en amazone sur le porte-bagages -- je viens de souper d'une soupe et d'un plat de riz aux haricots noirs, et il flotte dans l'air un excédent de douceur qui attendait la nuit pour jaillir par toutes les fêlures de la révolution. Le plus triste, disais-je, c'est de se dire qu'on ne peut pas avoir cette douceur-là, et la liberté en plus.

Le plus triste, c'est de savoir que la liberté n'arrivera pas à Cuba au pas lent des attelages à boeufs qui encombrent encore les routes. La liberté va arriver, et cinq minutes après il y aura un Wal-Mart, deux, trois, 23.

On était à Mayari, un de ces endroits dont les guides disent qu'ils n'ont rien à offrir, et c'est là bien sûr qu'il faut s'arrêter parce que la vie y coule ordinaire. C'était le samedi de Pâques. On venait de faire une longue marche dans la ville, avec un petit arrêt à l'église. Difficile de passer sur le trottoir sans donner un coup d'oeil dans les maisons aux portes et fenêtres grandes ouvertes. Fractions d'humanité qui, enfilées bout à bout, nous disaient la pénurie, l'économie de survie. On marchait en silence, fatigués de notre marche, et de notre journée de vélo.

À quoi tu penses, Pépé ? (Pépé Marinoni, mon compagnon de voyage, fabrique des vélos à Lachenaie.) À quoi tu penses, Pépé ?
Là ? Tout de suite ? Je pense à cette cliente de Toronto qui voulait son vélo blanc et rouge. Un vélo de 4000 $ environ. Quand elle l'a reçu, un peu avant que je parte pour Cuba, elle a appelé à l'usine, elle avait changé d'idée : savez-vous, je le préférerais argent et rouge. Je paierai ce qu'il faut.
Je pense à elle, a dit Pépé.