Le samedi 30 avril 2005


Ça prend quelqu'un
Pierre Foglia, La Presse

Quand j'étais petit, ma mère faisait le ménage dans une bibliothèque. C'était dans une ville du nord-est de la France, Romilly-sur-Seine, où mes parents avaient immigré et où j'ai grandi. Il y avait à Romilly (il y a peut-être toujours, d'ailleurs) des ateliers SNCF qui employaient plus de 1000 cheminots (c'est ainsi que l'on nomme les ouvriers de chemin de fer). Pas très loin de la gare, les cheminots avaient leur club social, une salle de cinéma, un gymnase, un boulodrome et cette bibliothèque où ma mère faisait le ménage. Je l'accompagnais. On y était à six heures du matin, c'est dire qu'on se levait à cinq. Ma mère frottait le plancher à genoux. Moi je faisais la poussière et les vitres.

J'avais 11 ou 12 ans. Je passais le chiffon sur les étagères, c'était un peu plus long pour les vitres, mais je finissais bien avant maman et, en l'attendant, je lisais.

Quand je raconte cette histoire, c'est pour dire bref, le goût de la lecture (et de l'écriture) m'est venu d'un lieu où je ne serais jamais allé -- du moins pas si tôt dans ma vie -- n'eût été cette fréquentation fortuite.

À bien y repenser, ce n'est pas vrai. C'est vrai que je finissais avant maman et que je lisais, mais ce n'est pas vrai que le goût de lire me vient de là. Ce n'est pas vrai non plus, comme je l'entends dire ces jours-ci dans les commentaires inspirés par l'ouverture de la Grande Bibliothèque, ce n'est pas vrai que le goût de lire (et de la culture en général) vient spontanément dans un environnement de livres. Comme si s'opérait une magie, comme si le goût de lire s'attrapait par osmose.

Le goût de lire passe par QUELQ'UN. Il n'est pas inutile de le rappeler au lendemain de l'ouverture officielle de notre Grande Bibliothèque. Qu'elle soit petite et dégarnie ou très grande, très complète, très belle comme celle de Mme Bissonnette, une bibliothèque reste un équipement, une ressource. Comme, par exemple, l'aéroport de Mirabel, qui est aussi un équipement très beau, très grand. Vous me suivez ? Non, vous ne me suivez pas. Vous pensez que je suis en train de passer très haut au-dessus de la Grande Bibliothèque comme un Airbus, alors que je suis en train de réécrire le papier que j'ai fait pour l'inauguration des méga-nouvelles-presses de La Presse. J'étais allé composer mon article à la main, dans le plus vieil atelier typographique de la ville. Pour rappeler qu'un équipement reste un équipement, une structure une structure. Qui ne fonde rien. Qui ne fait rien naître. Ça prend quelqu'un.

Le goût de lire ne me vient pas de la fréquentation fortuite de la bibliothèque des cheminots de Romilly. Elle me vient de l'instituteur de mon école communale. Le dernier quart d'heure de sa classe était consacré à la lecture. Pas un exercice de lecture, un moment de lecture. Il nous lisait Croc-Blanc, de Jack London. Quand on avait été insupportables dans la journée, pas de Croc-Blanc. Alors on protestait tous ensemble, Croc-Blanc, m'sieur, Croc-Blanc... Le même nous faisait aussi réciter du Apollinaire par coeur, vienne la nuit sonne l'heure / les jours s'en vont je demeure. Bien sûr, lorsque cette sublime sobriété s'infuse dans la tête d'un enfant de 12 ans, le risque, c'est que, devenu grand, cet enfant trouve que les chansons de Linda Lemay dégagent un léger ennui. Mais bon, on ne le dit pas assez souvent, il y a aussi quelques inconvénients à la culture.

J'entendais cette semaine des gens déplorer l'indigence de la bibliothèque de l'école de leurs enfants. Il n'y avait pas de bibliothèque à l'école où j'allais. Il y avait seulement cet instituteur qui nous lisait Croc-Blanc. Et nous faisait réciter Apollinaire. L'envie de lire ne vient pas aux enfants par contamination par les livres, elle vient par quelqu'un. Si j'avais des enfants au primaire, je ne m'inquiéterais pas de l'état de la bibliothèque de leur école, je m'inquiéterais de ce quelqu'un. Surtout si c'est une de ces jeunes institutrices fraîchement émoulues de notre merveilleux programme de formation des maîtres. Quel est le titre du dernier livre que vous avez lu, mademoiselle la maîtresse de mes enfants ? C'était quand ? Pouvez-vous me réciter deux vers de Miron ? Ou de Saint Denys Garneau, ou de Brault ou de Godin, ou de n'importe quel poète de ce pays ? Et ça ? Il y a une fille dans un poème / Mais pour l'instant elle est dans un bar / Elle attend que son chum revienne / Elle lui a prêté son argent / À part elle, tout le monde dans le bar sait qu'il ne reviendra pas... Ah non, non, c'est pas Paul-Marie Lapointe, pas du tout, c'est Patrice Desbiens. Et vous ne le trouverez pas à la Grande Bibliothèque. Mais pas loin. Au Cheval Blanc, Ontario et Saint-Hubert.

J'ai fréquenté assidûment deux bibliothèques dans ma vie sans jamais leur emprunter aucun livre. J'allais y lire les miens. Anyway, à celle où je faisais le ménage avec ma mère, les livres étaient réservés aux seuls cheminots. J'y arrivais avec le tome 3 de Sans Famille (Hector Malot), ou avec Pas d'orchidées pour miss Blandish (le premier Hadley Chase, qui était aussi un des tout premiers de la Série Noire). Parfois, la bibliothécaire arrivait avant que nous ayons fini, montrez-moi cela, jeune homme, et de s'alarmer : je lisais des choses qui n'étaient pas de mon âge. Ma mère lui répondait qu'il n'était pas de mon âge non plus de me lever à cinq heures du matin pour l'aider à faire le ménage, ma quasqué vous voulez, madame, j'ai fait la phlébite et jé pépa rester debout comme avant.

Je disais deux bibliothèques. L'autre, c'est la Saint-Sulpice, qu'on vient de fermer, rue Saint-Denis. J'y allais pour le soleil d'hiver à travers les vitraux, le silence plein de toussotements, la patine des tables. J'y corrigeais les travaux de mes étudiants. J'y lisais peu : la lecture, même celle du journal, y prenait une sonorité liturgique qui finissait par m'oppresser.

J'irai à la nouvelle sans rancune. J'attendrai quelques semaines que les badauds aient fini d'en faire le tour. Et tiens, c'est une idée, j'irai peut-être avec Patrice Desbiens. J'irai le chercher dans le bar où il se tient, j'y dirai c'est bien toi qui as écrit au coin de Mont-Royal et Saint-Denis il y a plus de poètes que de poésie ? Viens, je t'emmène rue Berri, tu me diras s'il y a quelqu'un.