Le mardi 3 mai 2005


L'homme ordinaire
Pierre Foglia, La Presse

Je vous parle souvent de mes plus beaux parcours de vélo, mes montagnes, mes routes à travers les vallons couverts de vergers et tout et tout, mais faut pas croire, j'en ai des laids aussi, des parcours. Pour aller de chez moi à Iberville, par exemple. Passé le pont couvert de Mystic, le rang Saint-Charles débouche en pleine Saskatchewan, la plaine sans un bouquet d'arbres, sans une grange pour freiner le vent d'ouest qui t'en met plein la gueule. Couché sur le guidon, tu te traînes jusqu'au rang Sainte-Marie qui s'en finit plus non plus... Non mais, qu'est-ce que je suis con ! Pourquoi j'y vais pas en auto, à Iberville ! Et d'abord, qu'est-ce que je vais foutre à Iberville, un dimanche ?

J'y allais rencontrer un vieux fou comme moi, en fait beaucoup plus fou que moi, peut-être même cent mille fois. Je dis fou. Forrest Gump était-il fou ? Albert Miclette est le Forrest Gump d'Iberville.

Hé, ho, les rouleux, combien de kilomètres au compteur cette année ? Mille ? Albert Miclette en a 2428 depuis le 16 janvier. Mais pas à vélo. À PIED.

Un athlète, dites-vous ? Pas une seconde. Ni un sportif, en tout cas pas un sportif au sens de « culture sportive ». Pour vous dire, il a couru le dernier marathon de Boston, mais il n'a aucune idée de qui l'a gagné. Il s'en fout.

Il a commencé à courir passé la cinquantaine. Avant ça, zéro sport, rien, même pas la Soirée du hockey. Horloger comme son père dans le vieux Iberville, coin de la 4è Rue et de la 6è Avenue. Il vit toujours là. Mais l'enseigne n'y est plus. Ce qui était la boutique est devenu une petite salle de musculation. Jusqu'à 50 ans, une passion : la clarinette. Pour le reste, la vie d'un petit commerçant de province. Les inventaires, les enfants, et les bonnes années des vacances en Floride. C'est là que c'est arrivé. Tout bonnement. Il y avait des gens qui couraient sur la plage à Daytona. Un matin, il les a suivis. Il s'est tout de suite senti bien dans ce truc-là. Il trottinait facile, se sentait léger. Il n'a jamais arrêté.

Il va avoir 69 ans au mois d'août. Je vous ferais remarquer que c'est presque 70.

Enfin si, il a arrêté. Une fois, il s'enfarge dans un chien, tombe, se casse la hanche. Il a gardé la vis chromée qu'ils lui ont mise, il la laisse tomber sur la table de la cuisine, elle est si énorme qu'elle pourrait servir d'arbre de transmission à une Chevy 67. La course, c'est fini pour vous, lui a dit le médecin. Depuis, Albert Miclette a couru plus de 50 marathons. Il en court huit ou neuf par année...

L'an dernier, tiens. Le marathon de Clearwater (Floride) le 2 février. Boston le 19 avril. Burlington (Vermont) le 30 mai. Duluth (Minnesota) le 19 juillet. Québec le 29 août. Montréal le 12 septembre, Adirondacks le 26 septembre. Baltimore le 16 octobre. Cap Canaveral le 28 novembre... Moyenne par marathon : un peu plus de trois heures et demie. C'est très très vite pour la moyenne des ours, vous et moi, surtout vous, mais ce n'est pas un exploit chrono. D'ailleurs il n'essaie pas de faire des chronos. Il ne se défonce pas. Il ne s'écroule pas à l'arrivée comme on en voit. Après le marathon de Boston, il rentre à Iberville et c'est lui qui conduit tout le long.

Au début avril, il est allé participer à un 100 milles en Caroline du Nord. Au départ à 6 h du matin, il pleuvait des cordes, le parcours était tracé dans un parc national, montagneux, boueux. Albert Miclette a complété la distance en 24 heures et demie. Il a f1ni 39è sur 215 partants. J'essayais d'expliquer ça à ma fiancée, regarde bébé, 100 milles, c'est 160 kilomètres, il y a exactement 54 kilomètres de chez nous à chez ta mère à Saint-Jean, c'est comme si t'allais chez ta mère en courant, tu lui donnes un bec, tu reviens chez nous right back, tu me donnes un bec, et tu repars chez ta mère pour un troisième 54 kilomètres dans l;a même journée...

Elle n"était pas impressionnée. Le lecteur moyen ne le sera pas non plus. Il part de trop loin. C'est pas des choses qu'on comprend en les lisant, il faut les courir. Les pédaler vent de face. Les nager dans la vague.

Moi oui, je suis impressionné. Mais pas comme au cirque par un numéro incroyable. C'est drôle : je suis fier comme si c'était moi. Ça pourrait. Gebreselassié ça pourrait pas. Paul Tergat (record du monde du marathon, 2h:04m:55s) ça pourrait pas non plus. Albert Miclette si, c'est un homme comme moi. Vieux comme moi. Ordinaire comme moi. On ne le réalise pas toujours, mais l'homme ordinaire est très impressionnant quand il se bouge le cul, la gueule au vent.