Le mardi 10 mai 2005


Devoir de mémoire
Pierre Foglia, La Presse

Devoir de mémoire. La Shoah, les Arméniens, les Tutsis. Mais tout spécialement la Shoah. Parce que les Juifs, c'est pas les Turcs et les Hutus qui en ont anéanti cinq millions durant la Deuxième Guerre mondiale. C'est nous. Devoir de mémoire, absolument. Et pour commencer, qu'il devienne devoir d'Histoire obligatoire à l'école, comme les maths et les humanités, si j'ose dire. Pour commencer, j'ai dit. Pour continuer, qu'il s'imprime dans les consciences, qu'on y pense ne serait-ce qu'une seconde quand on croise notre voisin dans l'escalier. Bonjour M. David Applebaum, beau temps pour promener son chien, n'est-ce pas ? Devoir de mémoire, absolument, tout en faisant bien attention qu'il ne devienne ni petite politique, ni grande culpabilité, ni élection divine du peuple hier exterminé.

Mais ce n'est pas ce dont je voulais parler. Je voulais parler des commémorations qui ont déferlé toute la fin de semaine. De ce cirque, de ces médailles qui font le trottoir (Ferré), de ces discours, de ces monuments aux morts, de ces musées de la guerre, de ce sens de l'Histoire ou plutôt de ce sens qu'on essaie de donner à l'Histoire en célébrant ses guerres. En célébrant, oui. Comme on célèbre au festival de la patate de Dunham. Cela faisait 59 ans l'an dernier, cela en fera 61 ans l'an prochain. Et quoi ? Ces millions de jeunes soldats : canadiens, allemands, français, anglais, américains, japonais, italiens, russes, sont-ils moins cocus de l'Histoire les années paires ?

Ne vous y trompez pas, ce n'est pas la fin de la guerre que célèbrent ces sonneries, ces sornettes, ces musées, ces reportages, c'est la guerre elle-même qu'ils célèbrent et non sa fin. La guerre combien de fois recommencée depuis celle-là, mes salauds ? En Indochine, en Corée, en Indochine encore devenu le Vietnam, au Liban, Sarajevo, Vukovar, Beyrouth, le Kosovo, et je ne parlerai pas des guerres oubliées d'Afrique, je veux qu'on reste entre nous, blancs et chrétiens ou presque, qui faisons la guerre au nom de Dieu et de la civilisation, qui s'épelle aujourd'hui démocratie. Dieu tout-puissant a créé notre nation. Nous défendons Son oeuvre en défendant Son existence même. Qui a dit ça ? Mais non, ce n'est pas monsieur Bush. C'est monsieur Hitler dans son discours du 30 janvier 1945 (cité par Hannah Arendt dans L'Impérialisme).

À la radio samedi, M. LeBigot a fait jouer ce grand hymne à la boucherie qu'est Le chant des partisans -- ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur la plaine... et plus loin ceci : sortez de la paille la mitraille, les grenades, écoutez bien la version de Germaine Sablon que M. LeBigot a fait jouer samedi, écoutez les effets de voix, notamment sur mitraille qui devient gentiment canaille et rime avec épousailles plutôt qu'avec tripaille à l'air. Entendez aussi comme grenade rime délicatement avec boutade comme si c'était une bonne blague, hein Fritz, qu'est-ce que je viens de mettre dans ta culotte ? Et tout de suite après ceci : ohé ! les tueurs à la balle et au couteau, tuez vite... Sept ans, c'est pas si vite que ça.

Cela faisait 60 ans, pis quoi ? Avant, c'était en tranches de 10, 20, 50, 100 ans. Voilà maintenant 60. Devoir de mémoire, mon oeil. Tourisme de cimetières. Et surtout, surtout, préparation de la prochaine, Syrie, Liban, Corée, vous avez le choix. Écoutez bien ce que disent les discours, ils disent que la démocratie est au bout du fusil, ce qui n'est pas toujours faux, bien sûr, mais cela n'est pas dit dans le sens évident du tragique de l'Histoire, cela est dit dans le prolongement de la rhétorique de l'empire du Mal de vous savez qui.

Vous aimez les anniversaires de guerre ? Allez je vous en raconte un. C'était le 26 août 1944 à Paris. La garnison allemande avait capitulé la veille. Autrement dit, ce jour-là, à Paris, la guerre était finie depuis la veille. C'était le tout premier anniversaire. Le plus court qu'on puisse imaginer. Pas le temps d'oublier. Un jour ! Le premier jour de paix après des millions de morts. Le premier jour de paix après des années de tueries. Et que font les Parisiens en ce premier jour de paix ? Ils descendent dans la rue. Ils chantent Viens Poupoule. Ils boivent, ils hurlent. Les FTP (pour franc tireurs et partisans), qu'on appelait aussi la Résistance, défilent dans leurs camionnettes et klaxonnent, comme si la France venait de gagner la Coupe du monde de foot, mais c'est pas le foot, c'est la guerre qui est finie depuis hier...

La scène qui suit est racontée par Louis Calaferte dans un livre qui s'appelle C'est la guerre (Folio), un livre que vous devriez lire plutôt que d'aller au Musée de la guerre...

Dans la camionnette des FTP il y a un homme qui saigne / Il a le genou fracassé par une balle / C'est un salaud de collabo / le chef des FTP passe lentement le canon d'un long pistolet sur le front de l'homme qui saigne / Il lui crie pour que la foule entende : ce soir mon salaud tu seras crevé / Si je veux t'es crevé tout de suite / Les gens applaudissent / Un vieux grimpe dans la camionnette et donne un coup de poing à l'homme qui saigne.

Voilà, la guerre était finie depuis un jour et ils recommençaient déjà, ces cons. Alors dites-moi, anniversaire de quoi ? La guerre ne s'est jamais arrêtée. Même pas une journée.