Le samedi 21 mai 2005


La grenouille dans la marmite
Pierre Foglia, La Presse

Prenez une grenouille, jetez-la dans une grande marmite d'eau chaude. D'une seule détente, la grenouille sort de la marmite. Une folle !

Prenez une grenouille (la même si vous voulez, mais pas le même jour, elle va vous voir venir), jetez-la encore dans une marmite, mais cette fois remplie d'eau à la température de la pièce. La grenouille va s'y baigner joyeusement, splish, splash, oh ! la jolie piscine. Mine de rien, allumez le gaz sous la marmite, à feu très, très, très bas. L'eau devient tiède, puis une peu plus chaude, mais cela se fait si graduellement que la grenouille s'y habitue, s'alanguit, puis s'engourdit. L'eau devient de plus en plus chaude, la grenouille se dit il faudrait bien que je sorte d'ici, mais elle est trop ramollie maintenant pour le faire et, finalement... finalement, mon vieux, elle cuit !

Détachez-en les cuisses et servez-les avec un aïoli. Non, ça, c'est moi qui l'ajoute, je ramène toujours tout à la bouffe. L'histoire de la grenouille avant l'aïoli m'a été raconté par un élève de quatrième secondaire de l'école Daniel-Johnson, à Pointe-aux-Trembles. Sa maîtresse m'a appelé : il veut devenir journaliste, il lit Nietzsche, Descartes, il vous lit aussi, c'est un garçon attachant, mais il y a en lui une telle violence... Viendriez-vous lui parler ?

En fait, il a parlé autant que moi. D'abord cette histoire de grenouille, qui a été refusée par le responsable du journal de l'école de peur que des enfants prennent vraiment une marmite et une grenouille...

Que voulais-tu raconter, avec ton histoire ?
Je veux raconter que lorsqu'un changement s'effectue de façon assez lente on s'habitue à n'importe quoi.

Et que proposes-tu ? Attends, laisse-moi deviner. Tu proposes de ne pas attendre que ça devienne trop chaud ? Tu proposes de donner un coup de p atte tout de suite et même quelques coups de poing pour sortir de la marmite sans même savoir si quelqu'un a foutu le feu dessous ? C'est ça ?

D'abord, on ne remarque rien. Francis a l'air d'un garçon ordinaire de taille moyenne. Et puis on note ses pommettes boursouflées comme celles des vieux boxeurs, les yeux engoncés au fond de leur trou comme s'ils avaient reculé pour ne pas recevoir de coups.

Tu te bats souvent ?
Du plus loin que je me souvienne, je me suis toujours battu.
Pourquoi ?
La question ne se pose pas vraiment. Quand tu te bats souvent, tout le monde veut t'essayer. Ça attendait en ligne à la porte de l'école. Un regard, un mot, c'est parti. Et un coup parti, je perds le contrôle. Je ne sais plus où je suis. Quand je reviens à moi, le gars est à terre. Ou c'est moi. Mais c'est presque jamais moi.
Tu t'entraînes ?
Je prends des cours de combat ultime.
C'est quoi ?
Des cours de bataille de rue à poings nus.
Des cours ?
Ben oui. C'est un art martial.
Il y a deux ans, Francis a sauté une coche de trop, il s'est retrouvé au tribunal de la jeunesse. Travaux communautaires, deux ans de probation, classé TC à l'école : troubles de comportement. Obligé de prendre du Ritalin. Il s'est calmé. A plongé dans les études avec succès. est retourné au régulier, s'est mis à écrire pour le journal de l'école des trucs comme : Les grands médias, outils de manipulation ? -- Devons-nous traiter nos profs en égaux ou en maîtres ? -- La paranoïa du grand complot mondial. Il se met à lire Nietzsche, qu'il appelle familièrement Friedrich.

Dans La Généalogie de la morale, Friedrich dit ceci, cela. Il cite.

Maintenant, à son école, il passe pour le modèle du réchappé. Pour le miraculé du système. Il l'a compris, bien sûr, et il en remet un petit peu pour que le système soit encore plus content. Ce genre de chose, par exemple : J'ai réalisé qu'on peut être différent, ne pas vouloir entrer dans le moule, mais tout de même fonctionner relativement bien avec la machine... Attendez que ce gars-là prenne un cours ou deux de pédagogie, ce sera pas long qu'on va le retrouver sous-ministre à l'éducation.

Tu ne te bats plus ?
Presque plus.
La dernière fois ?
Il y a trois semaines. Dans un cours d'économie familiale. Un gars m'a lancé une balle de papier derrière la tête. Après, il m'a donné une tape en passant. J'ai perdu le contrôle comme avant. Quand je me suis réveillé, il était à terre, je vargeais dessus. J'ai arrêté, j'ai dit ramassez-le, quelqu'un.
Qu'est-ce que le prof a fait ?
C'est une prof. Et elle a dit que je manquais probablement de calcium dans le cerveau et qu'il faudrait que je boive plus de lait.
Tu me niaises ?
Non, c'est bien ce qu'elle a dit. T'as vraiment lu La Généalogie de la morale ?
Des grands bouts, oui. Vous, monsieur ?
Non. Mais je sais ce qu'il y a dedans, je connais le propos, je sais que ton cher Friedrich a écrit ça contre la morale chrétienne, dont il dit que c'est une morale d'esclave et de lâche... Pas sûr que ce soit très bon pour ce que t'as ! Je vais te dire un truc de vieux con, mais je vais te le dire pareil parce que je le crois vraiment : ton Friedrich n'est pas à mettre entre toutes les mains. Trop de gens se sont servis de ce qu'il a dit, par exemple, sur l'usage de la force, ou sur les femmes, pour faire tourner leur propre petit moulin à merde.

D'abord, on ne remarque rien. Puis on voit ses pommettes boursouflées. Ce n'est que trois ou quatre jours plus tard qu'on repense à cette histoire de grenouille...

Arrête de sauter de ta marmite, petite grenouille. Personne n'a mis le feu dessous. Et lâche un peu Nietzsche, t'as vraiment pas besoin de mode d'emploi pour foutre le bordel. T'es doué, je crois.

Lâche un peu la « morale fondamentale », essaie la lucidité, pour voir. Ça fait mal aussi, mais ça rend moins fou (1).

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(1) La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil -- René Char