Le jeudi 9 juin 2005


Le cartel de Saint Armand
Pierre Foglia, La Presse

Ils sont arrivés au petit matin comme des voleurs, mais c'était des flics. Y'en avait partout, dans tous les rangs. Les hélicoptères sont venus plus tard. Ils ont envahi les cours de ferme. Réveillé les habitants. Leur ont passé les menottes. Et hop !

Hier matin à Bagdad ? Non, hier matin à Saint Armand. Et Frelighsburg. Et Standbridge-East. Et Bedford. Mes villages. Mes sentiers. Mes gens. Paraît qu'ils étaient 250 flics. La GRC, la Sûreté, et même des États. Je suis allé jogger vers cette heure-là. Y'avait quelque chose de pas normal, des têtes qu'on connaît pas dans des voitures trop banales pour ne pas être banalisées, j'aurais dû deviner.

Ils ont arrêté 26 personnes. Des anciens voisins, des gens que je connais.

Que tout le monde connaît. C'est pas grand Saint Armand. Frelighsburg non plus. Une enquête qui dure depuis deux ans, paraît-il. Plus tard, au centre communautaire de Bedford, ils ont dit aux journalistes qu'ils venaient de démanteler un réseau de production et d'exportation de marijuana qui terrorisait la région.

Terroriser ? Poussez pas, les boys. On n'a pas de Hells ici. Michael Robinson, Denis Pelletier, Michel Bellefroid, qui ont passé la nuit en prison à Granby, c'est des fermiers, je les vois tous les jours sur leur tracteur, le matin à 5 h ils font le train et le soir aussi. Je peux vous jurer que personne ici n'a peur de Denis Pelletier, je suis passé mille fois devant chez lui en joggant, il ne m'a pas terrorisé une seule fois, ni son chien qui me fait un brin de conduite. Toujours bien poli. M'envoie la main. Bonjour Denis... Je comprends que ça fait un meilleur show pour la télé de les présenter comme les membres d'un redoutable réseau -- je voyais le considérable Alexandre Dumas de Radio-Canada déjà tout pénétré de la gravité de la chose et de l'ampleur de l'opération --, mais réseau, permettez-moi de sourire. Pourquoi pas cartel ? Le cartel de la Haute-Yamaska.

Pour revenir à la terreur qu'ils inspirent, Werner Kyling désigné comme la tête du réseau, arrête parfois chez moi pour prendre un café, et s'il m'arrive de me cacher, c'est pas parce que j'ai peur, c'est parce qu'il parle, y parle, y finit plus de parler et j'ai pas toujours le temps de l'écouter. Je vois son pick-up entrer dans ma cour, merde, c'est Kyling, je fais signe à ma fiancée : je suis pas là.

L'autre jour il a posé son hélicoptère dans mon champ, il voulait me faire faire un tour... Es-tu fou ! Ils ont arrêté sa femme, sa fille, son fils, saisi sa maison, son hélicoptère. Je ne sais pas ce qu'ils ont contre lui, mais disons que si c'est aussi solide que la dernière fois -- il a été acquitté --, ce ne sera pas long avant qu'il revienne prendre un café et me raconter ça.

N'empêche que les villageois étaient bien excités hier. Il ne se passe jamais rien à Saint Armand et bing, 26 arrestations d'un coup. Pour 33 habitants ! O.K. j'exagère. Chez Barry, à Bedford, la liste des 26 personnes arrêtées circulait sans susciter le moindre étonnement -- lui, oui, lui, lui et lui aussi, arrivé au bas de la première page, les gens parcouraient les quelques noms inscrits sur la seconde et disaient : c'est tout ? Deux ans pour en arriver là ? En une seule soirée à écouter les conversations à l'Interlude (le bar du village), ils auraient pu ajouter 50 noms, facile, sur leur liste.

Un grand embarras pour rien, allez. Des fermes et des maisons ont été saisies, dont la maison que devait acheter la belle-soeur de mon plombier. La voilà sans maison parce que le vendeur est en prison. Et dans les fermes saisies, qui va faire les foins ? Hein ? Et le trains ?

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