Le samedi 11 juin 2005


Le show
Pierre Foglia, La Presse

J'ai été élevé par ce qu'on appelait jadis des « honnêtes hommes ». Principalement des instituteurs et autres intellectuels « de transition » proches du petit peuple, qui ne se contentaient pas d'avoir « du savoir ». Ils avaient aussi du caractère. Ce sont eux qui m'ont appris à détester les trois « F ». La force. La foule. Les flics. Les enseignants ne font plus, aujourd'hui, cette job essentielle, tout obnubilés qu'ils sont par la transversalité.

À l'époque que j'évoque, cela n'allait pas sans un certain romantisme de la délinquance. Il m'a vite passé. J'ai vite compris que les bandits étaient... des bandits. L'élégance des voleurs, l'honneur des motards, mon cul. Des délateurs en masse, et presque toujours des sinistres tôtons qui n'ont qu'un discours : l'intimidation.

J'ai été élevé par des honnêtes hommes, cela ne veut pas dire que j'en suis devenu un, mais je crois que mes maîtres ne rougiraient pas trop de moi aujourd'hui : je n'ai jamais hurlé avec la foule, je n'ai jamais été du côté de la force, surtout pas celle des bandits, et néanmoins je n'ai jamais dénoncé personne aux flics.

Alors quand vous me demandez, chers lecteurs, si je n'ai pas un peu honte après mon papier sur le cartel de Saint Armand, la réponse est que je n'ai pas honte.

Qu'un paysan sur le chemin Saint Armand, et même deux ou trois, ou cinq, ou six, cultivent du pot dans leurs champs, cela me laisse indifférent. Vous ne m'entendrez pas mémérer dans leur dos : ouais, on sait ben où ils prennent l'argent pour acheter de la machinerie neuve et des quatre-roues à leurs enfants. Et quand ils se font prendre, je ne bronche pas non plus. Ça fait partie de la game. Je ne bronche pas, sauf si les flics commencent à raconter que ce sont de dangereux criminels organisés en réseau. Holà, brigadier, êtes-vous en train de me dire que j'habitais à côté de chez Pablo Escobar et que je ne le savais pas ?

T'as pas honte, Foglia ? Sais-tu ce que la drogue fait aux petits enfants ? On parlera de la drogue en général une autre fois, mais corrigez-moi si je me trompe : n'est-ce pas cette drogue-là -- la marijuana -- que les députés straights comme des pingouins, qui n'ont jamais tiré une poffe de leur vie et qui mangent des fibres pour leur régularité, songent sérieusement à légaliser ?

T'as pas honte, Foglia, de recevoir Kyling chez toi ?

Werner Kyling, la tête présumée du présumé réseau. Lourd passé criminel. Il y a quelques années il défrayait la chronique locale dans une autre affaire, j'étais allé en cour pour faire son portrait mais j'avais plutôt écrit un petit papier sur les grossières fabrications de la police, sur la nullité de la Couronne, les deux conjuguées devant éventuellement mener à l'acquittement de Kyling. Quelque temps plus tard, il débarquait dans ma cour. Je peux entrer ?

La porte d'un honnête homme est toujours ouverte, du moins jusqu'à ce qu'on lui donne un bon motif de la fermer. Kyling passe ma porte une fois par deux mois. S'assoit à la table de la cuisine. J'ai dit qu'il prenait un café, c'est pas vrai. Ni café ni bière, rien. Je ne suis jamais allé chez lui et il ne m'a jamais invité à aller chanter au mariage de sa fille. Il commente l'actualité, la criminelle, sa préférée. Il ne me trouve pas très doué comme journaliste, je ne sais jamais rien des affaires dont il parle.

Je ne sais pas grand-chose non plus de Werner. Mais je sais pour sûr qu'il était, jusqu'à mercredi, l'homme le plus surveillé de la région, que sa maison était pleine de micros, que la police, qui court après depuis des années, n'en peut plus de l'échapper, n'en peut plus de se faire engueuler par les juges de faire mal son travail. Je sais pour sûr que toute cette opération a été montée essentiellement pour le piéger lui, surtout lui et peut-être bien rien que lui.

Je ne sais rien de la preuve, mais j'entends que Kyling terrorisait la région, et ça, au moins, ce n'est pas vrai.

J'ai entendu aussi qu'il avait un hélicoptère pour surveiller ses plantations et piller celles des autres. Et ça, ce n'est pas juste faux, c'est aussi totalement ridicule. D'abord, il n'a aucune plantation. Et s'il est le grand criminel qu'on décrit, il ne s'amuse certainement pas à piller les productions concurrentes comme le ferait un petit bum. Il a 62 ans, un cancer de la prostate, une business de copeaux très lucrative, quatre ou cinq trucks sur la route... S'il est le grand bandit qu'on dit, alors il est dans les grandes opérations, pas dans des niaiseries comme aller voler la plantation des voisins.

Mais l'hélicoptère, alors ? C'est un jouet. Comme les petits avions qui pullulent dans le ciel de la région. Tous les m'as-tu-vu du coin ont le leur. Vroum-vroum dans le ciel, saloperies de tondeuses à gazon volantes. Puis il y en a un qui a eu l'idée d'essayer un hélicoptère, plus pratique pour se poser. Plus amusant à piloter. Le gars de la scierie s'en est acheté un. Kyling a suivi. La police sait très bien que cet hélico est un jouet.

Mais Alexandre Dumas, de Radio-Canada, était tellement content d'expliquer aux téléspectateurs que l'hélico servait à repérer les plantations rivales. Tu veux que j't'en raconte une bonne, Alexandre ? L'hélico de Kyling, ça faisait trois semaines qu'il était en réparation je ne sais plus où, à Saint Bruno, je crois. Les flics sont allés le saisir à Saint Bruno. Et ils l'ont ramené à Saint Armand le jour de l'opération. Tu sais pourquoi, Alexandre ? Pour qui, plutôt ?

Pour toi, Alexandre. Pour tes caméras. Pour montrer à la télé l'hélico sur son trailer. Tu sais comment ça s'appelle ? Ça s'appelle un show.

J'te dis pas qu'ils ont rien contre Kyling. J'te dis que ça me fait pas un pli. Que je suis un honnête homme à l'ancienne. Que ma porte est ouverte. N'importe qui peut entrer. Même mon député. Même toi. Même un flic, tant qu'il ne me propose pas d'embarquer dans son show.

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NOTA BENE : Retour le 2 juillet. Je serai en Vendée, pour le départ du tour de France... Non, le chien n'est toujours pas donné.