Le samedi 17 septembre 2005


Le Bohu-Bohu
Pierre Foglia, La Presse

Je marchais dans la 2è Avenue à Iberville, je pensais à la rentrée, à ce que j'allais écrire, aux événements éminemment « chroniquables » qui se sont enchaînés depuis mon retour de France -- Michaëlle Jean, les jeunes libéraux et le port du string, l'arnaque Norbourg, Katrina évidemment, l'avion d'Air France à Toronto, Mme Homolka, le bain de sang en Irak, Lance Armstrong, la rentrée à la télé, le match Snyder-Lepage, le dérapage de Gilles Proulx, je me repassais le film de cet été très rempli et très agité et je suis arrivé sans m'en rendre compte au bout de la 2è Avenue : là, faisant le coin avec le boulevard d'Iberville, il y a un commerce que je n'avais encore jamais remarqué, qui s'annonce par une grande enseigne bleue : Incontinence Plus. Devant la porte était garé un camion portant la même raison sociale : Incontinence Plus.

Déjà ce mot mortifiant : incontinence. Cela ne suffisait pas, il fallait, bien sûr, y ajouter « Plus ». J'ai failli entrer pour les féliciter de leur trouvaille, qui atteint à l'universalité tant elle exprime notre temps : plus, extra, trop. Et incontinent. Envoye, Julie, pleure, tu pissera moins. Envoye, Proulx, mets-en. Envoye, Maréchal, jappe.

Le lendemain, je suis entré dans le bureau du boss : Je t'avertis, boss, je ne serai pas là où tu m'attends. Je ne serai pas dans ce trop-plein de sens. Traite-moi de snob, mais je n'irai pas pisser à côté de ces furieux, je veux pas être plus, je ne veux pas être extra, je veux être minuscule. Je l'ai toujours été, mais il me semble que c'est plus que jamais une question de décence.

De quoi tu vas parler ?

De mes chats. J'en ai deux nouveaux. Momo et Sophie, une petite mimine blanche qui ne sait pas que tout n'est pas bon dans la souris, elle n'a pas eu de maman pour lui expliquer qu'il ne faut pas avaler la gugusse amère du foie, ça lui donne le hoquet et ça nous fait rire comme des fous pendant qu'à la télé flottent les cadavres de Katrina. « Je suis immunisé à l'horreur, m'écrit Lea Streliski, une lectrice de 23 ans. Il n'y a pas longtemps j'en redemandais, je m'emmerdais quand il n'y avait pas d'explosion ou de catastrophe, je viens de basculer dans une nouvelle dimension : je ne réagis plus, je suis habituée. »

Je vais parler aussi de la collecte qu'organise tous les mercredis la Rôtisserie de Bedford pour la fondation du cancer du sein. J'ai découpé l'annonce dans Le Guide, l'hebdo local, elle se lit comme suit : Qui pense sein pense poitrine, donc tous les mercredis, pour chaque poitrine vendue, 1 $ sera remis à la Fondation du cancer du sein du Québec.

Qui pense sein pense poitrine. Ben pas moi. Quand je pense tôton, je pense morrons.

Bon, c'est bien reparti pour une autre saison. C'est pas pour me vanter, mais avez-vous remarqué que je vous reviens en même temps que le virus du Nil occidental, cette épouvantable épidémie (endémie ?) qui vient de faire un mort cette année au Québec ? UN, oui madame.

Cent trente et un Québécois sont morts cette année à cause d'un connard complètement soûl au volant qui leur est rentré dedans, tandis que 2453 autres sont morts d'un cancer quelconque, dont plusieurs centaines d'un cancer causé par tous ces pesticides qu'on fout dans la terre, dans l'air, partout, et qui finissent par se retrouver jusque dans le lait maternel.

UN québécois est mort du virus du Nil. En fait, même pas un : une. Âgée de 78 ans, elle serait peut-être morte de toute autre chose la semaine prochaine. À cet âge-là, on est bien fragile. Je le sais, c'est presque mon âge. Justement j'ai mal ici, plus bas docteur, plus bas, vous dites qu'une dent est en train de me pousser là ? Serait-ce le bohu-bohu, cette maladie qu'attrapent ceux qui en ont plein le cul de l'actualité plus ?

Ça fait cinq ans qu'on tente de nous terroriser avec le virus du Nul occidental. Cinq morts en cinq ans, celui d'aujourd'hui n'était pas encore froid que tous les journal, toutes les télés, toutes les radios ont fait retentir leur sirène d'alarme. Aux abris, citoyens. Tandis que je vous écris, à Maisonneuve en direct, une autre énervée, la 22è depuis hier, nous conseille de réparer le moustiquaires, de vider nos seaux, d'éponger toutes les petites flaques d'eau alentour. Et les fossés du chemin, tatane ? Tu vas venir les assécher toi-même avec ta mop et ton seau ?

Vite, mettez-vous du DEET, nous enjoint la scientifique. C'est pas un insecticide, le DEET ? Pardon ? C'est en un mais pas nocif ? Vous me rassurez. Alors pourquoi, s'il n'est pas nocif, nous recommandez-vous fortement d'en vaporiser nos vêtements plutôt que de nous en mettre sur la peau ?

Un survivant de Dachau raconte que, dans ce camp de mort où furent gazés 30 000 déportés, il y avait une infirmière fort bien équipée pour la lutte contre les... poux. Nous, c'est les moustiques. Haro sur les moustiques qui transmettent le virus du Nil à l'homme. Dans mille ans, on comparera les statistiques : u million de mises en garde contre le virus du Nil de la part des autorités responsables de la santé publique pour 48 victimes en mille ans. Dans le même laps de temps, un milliard de victimes de cancers directement reliés à l'usage intensif des pesticides.

Quelques chiffres : une victime du virus du Nil cette année. Une.

Un enfant québécois de moins de 4 ans sur 12 est allergique à un aliment industriel (blé, lait, etc.). Deux millions de Canadiens souffrent d'asthme. Un million de Canadiens sont diabétiques et assez souvent en meurent.

Dans mille ans, quand on se penchera sur notre époque, on comparera l'extrême circonspection des chercheurs quand il s'agissait d'évaluer l'impact des pesticides sur la santé publique et leur hystérique empressement à nous protéger du virus du Nil... en utilisant un pesticide.

J'ai évoqué Dachau parce que, dans mille ans, on parlera de crime contre l'humanité. On évoquera notre époque comme celle des grandes catastrophes, la plus grande à venir : l'effondrement du système immunitaire humain. On montrera du doigt les politiciens et les scientifiques qui se sont écrasés devant les lobbys industriels. Et on dira y avait juste Foglia, debout face à l'Histoire, au service de l'information et de la science. Je vous remercie d'avance. Mais franchement, si je suis debout, c'est à cause que je peux pas m'asseoir, rapport à cette dent mal placée, rapport au bohu-bohu, cette maladie qui vient à ceux qui en ont plein le cul de l'actualité plus.