Le jeudi 22 septembre 2005


Banalisons !
Pierre Foglia, La Presse

Plus effarante que les sottises qui ont été dites sur la coke, il y a l'obsessive obligation que l'on nous fait depuis trois jours de ne pas la banaliser. Journalistes, interviewers, invités font précéder toutes leurs interventions de cette précautionneuse petite phrase que je ne suis plus capable d'entendre : je ne voudrais surtout pas banaliser la cocaïne... et pour être bien certain que ce n'est pas ce qu'ils vont faire, ils en remettent une petite couche. Je suis père de trois enfants, disait le candidat sportif à la direction du PQ. Pis ? Tu veux une médaille ?

C'est ainsi que la morale rend con et muet : t'avales la grosse couleuvre du discours officiel ou tu banalises, crime majeur. D'ailleurs, si tu banalises, c'est probablement parce que t'as le nez plein toi aussi. Réglons cela. Je prenais de la coke une fois par année au party de Noël de notre syndicat, j'allais tirer une ligne dans les toilettes avec mon ami Dan, ni vu ni connu. Comme ça fait trois ans que je ne vais pas à ce party, ça fait au moins trois ans que je n'ai pas fait une ligne.

On a déjà vu plus junkie.

Avant ? Avant il m'est arrivé de consommer socialement, comme Boisclair probablement, comme bien du monde, comme beaucoup de monde, en fait. Je vous le dis dans le but avoué de banaliser la plus banale des dopes. Que vous le vouliez ou pas, y'en a à peu près partout. Drogue de nuit (les bars, les danseuses, les motards, la maf, etc.). Dans le milieu artistique, dans la pub et dans les communications. Drogue de jour aussi, dans la politique on le voit, dans les affaires, bref, la coke saupoudre la population en général. Le seul endroit où il n'y a pratiquement pas de coke c'est là où vous pensez qu'il y en a le plus : à l'école. Nos pauvres petits enfants ! Vos petits enfants ne prennent pas de coke. Ils prennent bien d'autres merdes, mais pas celle-là. N'ont pas les moyens.

Il se véhicule depuis toujours une grosse connerie sur la dope, c'est sur l'abus de n'importe quoi. Les petits-pères-la-morale ont inventé cette formule qui semble aller de soi : l'abus pousse à l'abus. Ce qu'ils ne disent pas, c'est que l'individu normal, vous et moi, est, naturellement, plutôt porté vers la modération que vers l'abus. Un des plus grands écrivains américains vivants, Jim Harrison, parle précisément de cela dans son journal : un peu pousse à consommer un peu (1).

Je connais plein de gens qui sniffent un peu et qui n'ont jamais sniffé plus. J'en connais aussi, mais pas des dizaines, trois ou quatre, qui sont devenus dépendants et qui le sont restés après plusieurs cures de désintox, mais c'est pas la coke, c'est la vie. Les enfants qui se gèlent le matin avant d'aller à leurs cours ne sont pas dépendants du pot. C'est pas parce qu'ils ont fumé un joint un jour, qu'ils en sont arrivés là. Le pot n'est pas la cause. C'est ce qu'ils s'imaginent être la solution, mais c'est pas la cause.

C'est pas en disant n'importe quoi sur la dope qu'on découragera les gens d'en consommer. C'est pas en faisant de Boisclair un presque junkie, c'est pas en grimpant dans les rideaux. Les campagnes contre la dope ratent leurs cibles précisément parce qu'elles ne collent pas à la réalité des dopés qui se grattent la tête en vous écoutant : de quoi tu causes, mon oncle ?

Les gens qui se demandaient à la télé si la drogue n'avait pas affecté le jugement de M. Boisclair au point de le rendre inapte à gouverner s'interrogent-ils sur le jugement des innombrables ivrognes qui nous gouvernent ? La coke, c'est peut-être de la merde (surtout la lessive qu'on met dedans), reste que la dope la plus dommageable pour la société, et de loin, reste l'alcool. Et alors là, comme entreprise de banalisation, faut voir ! Nationale ! Avec des magasins, des critiques dans les journaux, ah le vin !

Il me revient qu'un premier ministre écrabouilla une nuit un robineux couché, il est vrai, en plein milieu de la rue. On tint le robineux responsable de son malheur. Au premier ministre, on reprocha seulement de conduire lui-même sa voiture, et l'on passa rapidement sur ses facultés affaiblies par les cinq ou six verres de vin qu'il avouait avoir consommé. On lui fit un procès bien moins infamant que celui que l'on fait présentement à M. Boisclair qui n'a tué personne, que je sache.

Le grand écrivain américain, que je citais à l'instant, raconte dans son journal avec quelle émotion attendrie il s'est assis, à la White Horse Tavern, dans Hudson Street, sur le tabouret sur lequel Dylan Thomas a bu ses 19 double whiskies avant d'être emmené à l'hôpital Saint-Vincent où il mourut. Le grand écrivain américain se vante d'avoir déjà fait presque aussi bien, en plus de tirer des lignes comme des rails de chemin de fer avec ses amis les acteurs d'Hollywood. Mais lui il a le droit. C'est un artiste. Il cite Yeats, Lorca et Whitman dans le texte et quand il écrit qu'une ligne de coke appelle impérieusement un grand Margaux, il ajoute que cela équivaut, bien sûr, à se tirer une balle dans la tête en un curieux ralenti temporel où la balle met plusieurs années à atteindre sa cible. On dira ce qu'on voudra, mais il n'y a rien comme la littérature pour nous consoler de la politique. Et de l'information donc !

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(1) En marge, Jim Harrison 10/18