Le samedi 15 octobre 2005


La ménagerie
Pierre Foglia, La Presse

Une perdrix s'est jetée dans la fenêtre de mon salon l'autre jour. Un monsieur perdrix, en fait. Il faut être querelleur comme le sont les mâles pour s'attaquer à son propre reflet. Il n'a pas cassé la fenêtre, il s'est seulement cassé le cou. Je suis allé le ramasser, je l'ai dépiauté pour en détacher les deux poitrines encore chaudes. Je les ai saisies à feu vif, puis, dans la même poêle, j'ai déposé un lit de cèpes coupés en lamelles épaisses. Quand les lamelles ont commencé à mollir, j'ai couché les poitrines dessus. Sel, poivre, de l'huile et une pincée de gros marin. J'ai mis un couvercle pour étouffer le tout à feu très doux. Les poitrines étaient moelleuses en dedans mais, franchement, faut savoir que c'est pas du poulet.

Les cèpes ? Ils viennent de mon ami Pépé Marinoni, qui entretient une curieuse relation avec les champignons. Il en ramasse des kilos et des kilos, mais il aime pas tellement ça. Ce qu'il aime, c'est expédition, la découverte elle-même. Il va aux champignons comme d'autres vont au musée ou au concert. Étonnant spectacle que ce vieux bougon ému aux larmes devant deux petits chapeaux acajou de guingois dans la mousse. Il m'appelle, tout excité : viens voir. Il en tombe à genoux, s,exclame, s'extasie, pour un peu il les laisserait là, mais il est Italien, et un Italien, surtout un vieux, ne jette rien. Il en rapportera plusieurs kilos. Simone, sa femme, lèvera les bras : qu'est-ce qu'on va faire encore de tout ça ?

On va les donner à Foglia.

C'est comme ça que je mange des champignons presque tous les jours, sautés, à la crème, dans le risotto, en omelette, avec du lapin. et je suis en train de me demander si ce ne serait pas bon aussi avec du chat. Une jeune chatte blanche bien tendre. Qu'est-ce t'en penses, Sophie ? Je lui mords le ventre, elle me repousse de ses quatre pattes en couinant.

On l'a trouvée au bord d'un chemin, minuscule et laide. C'est d'ailleurs la première chose que ma fiancée lui a dite en la ramassant dans le creux de ses deux mains : t'es donc bien laide ! Et tiens, je vais voir si vous connaissez les chats. Que pensez-vous que la petite bestiole a répondu à fiancée en la regardant dans les yeux ? Môman !

Depuis cet instant, elle est la reine de la maison. Elle a tous les privilèges, même celui de jouer avec la queue des autres chats, sauf Lola, bien entendu, qui n'en a pas. Son meilleur amis, c'est Momo, qui est nouveau aussi, mais dont il n'y a pas grand chose à dire, ordinaire et modeste, de nos huit chats, le seul sans doute qui ne se prenne pour un chat d'oeuvre (ou un chat de chronique).

Voilà pour nos animaux de proximité. Juste un peu plus loin, sur le button du vieux pommier, cinq dindons sauvages picossent les pommes tombées. À quelques encablures, dans le champ, une famille de coyotes. Papa et maman coyote veillent sur les ébats de leur petit, qui jouerait bien à tag avec les veaux du printemps, mais les vaches veulent pas. J'imagine cette chronique lue à Paris : mais enfin ! Il invente, ce type, ou quoi ? À 80 kilomètres de Montréal, des coyotes dans un champ où il y a aussi des vaches, des dindes sauvages, et quoi encore ?

Quoi encore ? Le spécimen le plus rare de ma ménagerie, un chevreuil albinos qui surviendra ce soir, longera la clôture... Regarde, Sophie, il est blanc comme toi, je ne sais plus où j'ai lu qu'un animal albinos, c'est Dieu qui s'habille en blanc pour sortir de son oeuvre. Quoi encore ? La famille de cardinaux qui passe l'hiver dans le vinaigrier a deux petits aussi, ou deux petites, je ne vois pas d'ici. Quoi encore ? Hier, Lola a rapporté une couleuvre tachetée que les anglos appellent milk snake parce qu'on raconte qu'elle tète les vaches la nuit. Quoi encore ? Ben la perdrix. La femelle, cette fois, qui cherche son mari.

Va-t-en !

Elle reste là, obstinée, sur la branche du frêne, juste devant la fenêtre de mon bureau. on dirait la veuve d'un militant syndical qui attend devant la porte du bureau de Pinochet.

Va-t-en, j'te dis, je l'ai mangé, ton mari, avec les cèpes à Marinoni.

Le pittoresque tue

Village en vue est une série documentaire de 13 émissions sur les plus beaux villages du Québec, ou parmi les plus beaux, que vous pouvez voir le dimanche à 18h, à TV5. Cela a commencé le 2 octobre par Saint-Antoine-sur-Richelieu, cela finira le jour de Noël par Deschambault. Ce dimanche, on présente Sainte-Pétronille, en l'île d'Orléans. À la fin de la série, on aura passé par Saint-Joseph-de-la-Rive, L'Islet-sur-Mer, Kamouraska, Les Éboulements, Saint-Jean à l'île d'Orléans, Saint-Antoine-de-Tilly, Sain-Michel-de-Bellechasse, Inverness, Knowlton (mon Dieu ! pourquoi pas Saint-Sauveur, un coup parti !) et, le 6 novembre, Frelighsburg, où j'habite. La productrice de la série m'a appelé : je vous envoie Frelighsburg, dites-moi ce que vous en pensez.

Désolant, madame. C'est ce que j'en pense. Désolant. Pire que désolant : pittoresque (sauf pour le court passage où la cinéaste Micheline Lanctôt relate la bataille du mont Pinacle).

Le genre de carte postale qui mène tout droit « aux plus beaux villages de France », ces musées où les touristes défilent à la queue leu leu le dimanche.

Le pittoresque est une entreprise qui fabrique du laid avec du beau, qui fabrique du cucul avec du naïf. Quand j'entends la prof de l'école dire que les enfants de sa classe ont les « yeux allumés par tant de beauté », je hurle à travers le salon. La beauté de l'énorme enseigne du Sergaz qui voisine leur école, peut-être ?

Autre chose, madame, on n'entre pas dans un paysage flanqué d'un ethno-historien. On se glisse dans un paysage sans prévenir, et surtout pas le jour du festival du coucher-de-soleil-sur-les-vergers. Et on se méfie des apparences. Le plus beau village de ma région n'est pas Frelighsburg, c'est déjà trop tard. Frelighsburg n'est pas Knowlton, mais c'est pas parce que Frelighsburg a décidé qu'il ne serait pas Knowlton, c'est parce qu'il ne sait pas trop encore comment s'y prendre.

Le plus beau village de mon coin ? Si vous pensez que je vais vous le dire, pour que vous veniez faire du pittoresque avec...