Le mardi 1er novembre 2005


Instantanés
Pierre Foglia, La Presse

Une photographie n'est pas une opinion. Ou bien si ? C'est le titre d'essai que Susan Sontag a écrit pour accompagner un livre de photographies de femmes (1). Essai qui porte non pas sur la beauté des femmes mais sur l'identification des femmes à la beauté, un texte brillant, transcendant dans l'oeuvre de Sontag parfois bien nébuleuse (ses textes sur le cinéma notamment et son rapport à l'écriture).

Pourquoi je vous parle de ça ? Pour vous signaler très accessoirement qu'on trouve ce joyau de la littérature féministe dans un recueil (2) d'une quarantaine de textes de Mme Sontag paru chez Christian Bourgeois ce printemps, mais attention, comme tous les livres de chez Bourgeois, celui-ci coûte un bras, alors feuilletez-le avant de me crier des noms, je m'en fais assez crier ces jours-ci, c'est pas la peine de vous y mettre aussi.

En fait, je vous parle de ça à cause de l'interrogation du titre. Une photographie est-elle une opinion ? Et l'opinion de qui ? De celui qui la prend ? De celui qui la regarde ? De celui qui la garde pour la regarder ? Dans mon bureau, il y a plusieurs photos de maisons, dont celle où je suis né. Des photos de chats et une photo de Paul Léautaud, les culturés qui viennent dans mon bureau et le reconnaissent disent ; tiens, Léautaud ! T'aimes Léautaud ? Oui, je l'aime bien, mais je ne mettrais pas sa photo dans mon bureau si ce n'était de chartreux magnifique qu'il tient dans ses bras et qui a l'air du cousin de mon Picotte à moi.

Dans mon bureau, il y a aussi une petite photo de Madeleine qui travaillait au service de la comptabilité à La Presse, morte il y a déjà quelque temps d'un cancer de l'utérus. J'ai lu cette semaine une nouvelle extraordinaire sur une femme qui meurt aussi de ce cancer-là, une trentaine de pages magnifiques (3) ; tandis que je lisais, sous les mots défilaient des visages de mortes, Madeleine, Mariane (Favreau), Jacqueline (Blouin), Josée (Morin)...

Il y a une photo de ma mère dans mon bureau, dans la vingtaine, très belle. Je ne l'ai jamais vue comme ça. Quand je suis né, elle était déjà, sinon vieille, très maganée avec, sous ses robes noires, des bandages sur les jambes. Je n'ai pas connu ma mère comme elle est sur la photo dans mon bureau, mais j'ai eu des blondes qui lui ressemblaient de façon troublante. Ça ne peut être que le hasard.

Dans mon bureau, il y a aussi une photo dédicacée de Hicham El Guerrouj, c'est sa photo du record du monde du 15 , 3'26, à Rome en 1998, il est teint en vert, il a l'air d'une carte postale du Vermont. Il y a deux cartes postales dans mon bureau, une de la baie de Kilkieran, en Irlande, qui montre un sentier sur le moor et une, plus quétaine encore, du pont couvert de Montgommery Village, au Vermont, pas très loin de la frontière. J'y suis allé dimanche par la petite route à flanc de la montagne de Jay, c'était comme les premières sorties au printemps, il y avait de la neige et les ruisseaux débordaient. J'ai croisé un couple qui pédalait dans l'autre sens, la fille s'est arrêtée...
M. Foglia ?
Oui.
Vous me reconnaissez ?
Diane ?
Louise.
Une de celles qui ressemblaient à ma mère sur la photo.

J'ai aussi une photo d'une ruelle de Montréal et une photo de moi en train de jouer au basketball à Pointe-aux-Trembles dans une ligue de garage, je suis en route vers le panier, j'ai le coude dans la face d'un gars, je protège bien mon ballon, Bob serait fier de moi. J'ai une photo de Bob aussi.

J'ai d'autre photos de madames. Une au visage très dur, dans une vieille auto, le coude sur la portière, la photo est de Walker Evans, je l'ai arrachée d'un livre de photos dans une librairie de TriBeCa. Une autre photo d'une petite fille, elle s'appelle Irene MacDonald, elle est en longue chemise de nuit blanche, un miroir à manche dans une main, une brosse à cheveux dans l'autre, la photo est de Lewis Carroll, sa Alice...

J'ai aussi une photo en noir et blanc d'une énorme madame nue, on dirait une baleine échouée, des cuisses comme des montagnes de gélatine, elle porte des bas aux genoux, tout écartillée dans un sofa défoncé, elle se masturbe. Je me dépêche de la cacher quand mes petites-filles viennent à la maison. J'ai griffonné quelques mots au dos, grosse de néant souverain, c'est de Philippe Sollers (4).

Et depuis deux mois à peu près, scotchée sur le mur devant moi, dans mon champ de vision dès que je lève mon nez de l'écran, une photo qui vient de La Presse, une immense photo d'une demi-page en couleur signée Robert Skinner, on la croirait découpée dans le cahier Mon toit, mais pas du tout, elle était en page A3 du samedi 27 août, elle représente la maison de M. Vincent Lacroix, le président de Norbourg.

Cette photo me fait mal, sans que je puisse dire exactement pourquoi. Au premier plan, on voit un piscine aux formes arrondies, deux chaises longues, une barboteuse pour les enfants. Au fond de la photo, la maison du maître, grosse maison bourgeoise flanquée d'un cabanon de jardin. Entre la piscine et la maison, un jardinet. La qualité de l'impression est incroyable, on distingue même les reflets dans l'eau turquoise de la piscine ; en fait, on dirait une réclame pour une imprimerie.

Je me suis très peu intéressé à cette histoire. Si cette photographie est une opinion, du moins le regard que j'ai posé mille fois dessus depuis deux mois, ce n'est pas mon opinion sur le scandale Norbourg. Sur quoi alors ? Je ne sais pas. Peut-être est-ce mon opinion sur les piscines. Sur la banlieue. Sur le néant souverain. Dans cette netteté même, c'est une photo implacable. C'est le décor de Dogville (celui qu'on imagine puis qu'il n'y a pas de décor dans Dogville). C'est la voix de Nash, I hurt myself today / I focus on the pain / The only thing that's real.

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(1 et 2) Le livre de photographies : Women, Annie Leibbovitz, Random House.
L'essai de Susan Sontag écrit pour accompagner Women : Une photographie n'est pas une opinion. Ou bien si ?. Le recueil de textes de Susan Sontag : Temps forts, Christian Bourgeois.

(3) La nouvelle a pour titre Je veux vivre ! et se trouve dans le recueil Le Pugiliste au repos, de Thom Jones, Albin Michel.
(4) La Chambre close, in La guerre du goût, Philippe Sollers, Folio.