Le samedi 5 novembre 2005


Les derniers seront les premiers
Pierre Foglia, La Presse

L'analphabétisme de M. Jacques Demers me fait penser au Tour de France. Quand tu finis le tour de France à la 89è place, t'es un nul. Mais quand tu finis dernier, t'es un personnage, presque une vedette, on parle de toi dans les journaux, on t'invite aux critériums très payants d'après tous. Vous vous rappelez Éric Moussambani, ce nageur africain qui, aux Jeux de Sydney, avait fini le 100 mètres style libre en trois fois plus de temps que les autres ? Du jamais vu. C'est à peine s'il savait nager. La foule s'est levée d'un bloc pour lui faire une ovation. Il est devenu une des grandes vedettes des Jeux de Sydney. Et celui qui a fini juste avant Moussambani, vous vous rappelez ? Moi non plus.

L'analphabétisme, c'est la même chose. Ceux qui ne savent pas lire du tout, bravo, félicitations pour votre courage, on se lève pour le ovationner comme si c'était des nageurs nègres aux Jeux olympiques.

Les vrais cons sont ceux qui savent lire mais qui ne comprennent pas tout. Moi, par exemple, quand je lis nos pages éditoriales.

Pour revenir aux analphabètes, on me dit qu'ils sont rongés par la honte. Je ne vois pas pourquoi. C'est pas comme s'ils étaient gais, ou s'ils prenaient de la coke, ou les deux. L'analphabétisme complet est très valorisé au Québec. Je n'ai jamais entendu personne rire d'un analphabète, les responsables des campagnes d'alphabétisation nous exhibent une fois par année une valeureuse mémé ba-be-bi-bo-bu, elle a 93 ans, elle apprend à lire...

Et quand vous saurez lire, madame Chose, vous allez faire quoi ?

Je vais apprendre le serbo-croate, mon petit garçon.

On fait la deux et la trois avec ça. Que je n'en voie pas un rire des analphabètes qui apprennent à lire. Au fait, Jacques Demers a-t-il dit qu'il allait apprendre à lire ? J'ai pas entendu. Quand je pense qu'il a gagné la coupe Stanley sans jamais avoir lu Le Sportif et son double (Schopenhauer) ni aucune chronique de Réjean Tremblay, c'est incroyable. Bravo, Jacques.

Pour être un peu sérieux, même si ça me tente pas tellement quand je vous vois gagas comme ça, le problème, ce ne sont pas les analphabètes, ce sont ceux, infiniment plus nombreux, qui le sont presque. Statistique Canada établit quatre niveaux de lecture. Niveau 1, les analphabètes complets, dont on vient de parler, environ 5 % de la population. Niveau 2, ceux qui déchiffrent les panneaux de signalisation sur les routes mais pas plus, environ 10 %. Niveau 3, entre un million et un million et demi de Québécois adultes qui savent lire juste assez pour comprendre une petite note toute simple, mais pas pour lire un article dans un journal. Enfin, au niveau 4, on trouve à peu près 60 % de la population qui satisfait aux exigences de la lecture courante.

Pour ne froisser personne, Statistique Canada n'a pas osé recenser, parmi ceux qui lisent couramment, ceux qui sont aptes à lire « un peu difficile », disons ceux qui sont capables d'accéder à une perception allumée, critique, sensible de l'univers qu'aborde leur lecture. Savez-vous qu'un étudiant sur trois, au cégep, ne comprend pas les questions que lui pose le prof ? Ni le sens, ni les mots. Jusqu'à cette semaine, cet étudiant (niveau 3 de Statistique Canada) se disait : bof, de toute façon, même si je comprenais la question, je ne saurais pas la réponse.

Depuis cette semaine, il se dit : si Jacques Demers, qui ne sait pas lire du tout (et qui n'a pas l'intention d'apprendre), a gagné la Coupe Stanley, moi qui sais lire un peu je vais sûrement gagner quelque chose aussi.

Think positive.

La décence

Ma chronique de jeudi portait, quelle surprise, sur le programme des commandites. Quelle surprise encore, j'ai à nouveau entonné ma vieille antienne : le scandale est dans le programme lui-même, pas dans la corruption. Le courriel ci-dessous m'a été adressé par ma collègue Christiane Desjardins, qui couvre l'actualité judiciaire et les faits divers pour notre journal. Sa petite histoire dit, mieux que j'ai réussi à le dire jusqu'à maintenant, que la démocratie ne s'autorise pas seulement des convictions de la majorité, mais aussi de sensibilité, à tout le moins de décence.

Salut, je te lisais à l'instant. Juste pour te raconter que le scandale des commandites, pour moi, ça s'est passé le 6 janvier 1999 à Kangiqsualujjuaq.

C'était la funérailles des neuf villageois tués dans l'avalanche qui s'était abattue sur l'école de village, la nuit du jour de l'An. Je ne sais pas si tu te rappelles. En tout cas, M. Masson m'avait réveillée, à huit heures le matin du jour de l'An pour aller couvrir ça. Avion de brousse et toute la patente. Les funérailles n'ont pas eu lieu tout de suite à cause du mauvais temps. Finalement, elles arrivent, le 6 janvier. Le monde du village, les journalistes, les secouristes, les politiciens, toute la gang est réunie dans un garage pour la cérémonie. Il y a Chrétien, Landry, Charest. Les neuf cercueils en plywood sont en avant. Les morts sont endimanchés mais pas embaumés. On a passé une guenille sous leur menton pour leur tenir la bouche fermée. Il y a cinq petits enfants là-dedans. La cérémonie est en inuktitut, c'est intense. Mais il y a quelque chose qui me met mal à l'aise au boutte. Les gens du village ont tous un petit drapeau du Canada dans les mains. Me semble que c'est pas le moment. Je soupçonne la gang à Chrétien d'avoir apporté ça dans ses valises. Avant, on leur apportait des miroirs, maintenant c'est des drapeaux. Je me trompe peut-être, remarque. Peut-être que les Inuits étaient en crisse parce que l'école détruite, ça relevait de Québec. Je me trompe peut-être mais franchement je ne pense pas me tromper, les petits drapeaux étaient tout neufs, bien empesés. Je n'en ai pas parlé dans mon article. Aucun collègue non plus. Mais j'y pense chaque fois qu'il est question du programme des commandites. Mon histoire est finie.
Christiane.