Le samedi 12 novembre 2005


La sous France
Pierre Foglia, La Presse

Les banlieues françaises sont, depuis plus de deux semaines, en proie à une agitation sans précédent. Encore hier (pour une 16e nuit consécutive), les violences se sont succédées, plus de 300 véhicules ont été incendiés et des commerces vandalisés. Notre chroniqueur, Pierre Foglia, s'est rendu dans ces cités pour comprendre ce qui nourrit ce désespoir et cette colère.

Wallid, se présente-t-il.
Algérien?
Je suis aussi Français que vous.

Sur le fond, c'est pas faux. On est Français de la même façon. Fils d'immigrants, élevés en France, sauf que moi, je n'ai pas grandi dans une cité et ma mère ne portait pas de voile, mais, quand elle venait à l'école, les enfants se moquaient de son accent. J'avais assez peur qu'elle parle. Avais-tu honte de ta mère quand t'étais petit, Wallid? Trouvais-tu qu'elle parlait comme un marchand de tapis? Je suis passé au tutoiement sans m'en rendre compte.

J'y pensais dans l'avion. Je me disais que les émeutes seraient finies quand j'arriverais à Paris, mais que de toute façon, le sujet derrière toute cette fumée, c'est la France. C'est l'immigration. Le pays d'où tu viens, celui où tu vas, ce que tu es- Italien, Arabe. " Cela fait combien de temps que vous êtes au Québec? ai-je demandé au chauffeur de taxi haïtien qui m'a mené à Dorval?"
- Trente et un ans. Vous?
- Quarante-quatre ans. Comment savez-vous que je ne suis pas d'ici?
- Votre accent.
- Vous vous sentez Québécois?
- Québécois, et Noir, et Haïtien, tout ça. J'y pensais dans le taxi et dans l'avion. Il y a dans le monde de plus en plus de gens qui quittent leur pays pour aller vivre dans un autre où ils deviennent autres, eux aussi. Enfin ils essaient. Quel que soit le modèle d'intégration, républicain en France, communautaire au Canada ou en Angleterre, melting-pot aux États-Unis, au fond ça change rien. C'est difficile partout d'être immigrant, je voulais dire plutôt de ne plus l'être.

L'altérité se bute toujours à la culture quotidienne, à la tradition. Plus la culture du pays hôte est béton, plus l'autre se pète le front dessus. J'y reviendrai à la fin.

Pour tout de suite, je reviens place de Poulies à Saint-Denis, en banlieue nord de Paris où je cause avec Wallid. Il tient le kiosque à journaux en plein milieu de la place. Devant son kiosque, la grande épicerie Carrefour que les émeutiers ont tenté de brûler l'avant-veille.
" Ils ont cramé les portes, voyez c'est placardé. "
Au fait, Wallid est tunisien, pas algérien.
" Je suis français, je vous dis! Je suis né ici à Saint-Denis, j'ai été à l'école ici, je n'ai jamais été en Tunisie de ma vie."
- C'est ça, vous êtes français mais les Français ne le savent pas. "
Il rit. Le Turc en train de payer son journal turc rit aussi.
Wallid raconte: " La semaine avant les émeutes, j'étais avec un copain et deux copines dans une voiture, les flics arrivent à notre hauteur, nous font signe de nous arrêter. Papiers. Fouille jambes écartées comme dans les films américains, c'était place Clichy en plein jour, les gens nous regardaient comme si on était des bandits."
" Une des beurettes qui nous accompagnait en a dit après en déconnant, mais quand t'y penses, tout est là: ça nous arrive pas quand on sort avec des Français! "

Quel triomphe?

Beurs et beurettes. Enfants et petits-enfants de l'immigration maghrébine, ce sont eux qui viennent de foutre le feu aux banlieues. Au 93 surtout. Le département de la Seine Saint-Denis. En gros un territoire situé entre l'aéroport Charles-De Gaulle et les portes nord de Paris, porte des Lilas, porte de la Chapelle, porte de Clignancourt.

Saint-Denis, la ville, est à portée d'injure de Montmartre, 100 000 habitants, une basilique trois étoiles au Michelin, une université, quelques rues commerçantes et les cités autour, mais on se croirait plus en banlieue d'Alger qu'en banlieue de Paris. J'y descends dans un hôtel du carrefour Pleyel même quand il n'y a pas d'émeutes. Je vais jogger au stade Pablo-Neruda, le midi dans les restos c'est toujours du couscous, le soir c'est fermé, et on n'y rencontre jamais Denise Bombardier.

À Saint-Denis, il y a le Stade de France et à l'ombre de ce machin futuriste, juste de l'autre côté du canal, il y a la cité des Francs-Moisins, c'est là que j'étais en 98, quand la France a gagné la Coupe du monde de foot grâce à un Algérien (Zidane). L'a-t-on assez répété alors que c'était le triomphe des métèques, des banlieues, de la France plurielle, du modèle français. Je me souviens d'un petit garçon, ici même aux Francs-Moisins qui m'avait dit: " Tu vois, avec Zidane, l'Algérie aussi aurait pu gagner la Coupe du Monde. " Je me souviens surtout de son petit copain qui l'avait mouché aussitôt: " Pourquoi tu dis ça? Zidane, il est Français comme toi et moi. "

Sauf que les Français ne le savent pas.

J'étais à nouveau aux Francs-Moisins hier. Où est donc passé le grand triomphe black-blanc-beur? Les mêmes blocs d'habitation qu'on a envie d'écrire avec K comme dans Kafka. Le même non-lieu, le même non-paysage, la même non-humanité, les même arbres rabougris, le même mois de novembre toute l'année. C'est drôle qu'on parle tant de révolte dans les journaux, ce que l'on respire ici tient plus du renoncement et du désespoir que de la fureur. Mais je me suis quand même fait envoyer chier devant le bâtiment 6 par des ados encapuchonnés qui ont refusé de me parler.

C'est un journaliste allemand qui m'a donné le truc, un peu plus tard à La Courneuve, dans une autre cité, la cité des 4000: essaie les filles, les filles parlent plus. J'ai essayé Nadia qui sortait de l'épicerie, élève du collège Paul-Éluard à Saint-Denis. " Je viens de prendre le tramway mademoiselle, vous savez, le zonard, celui qui part de Noisy-le-Sec, passe par Bobigny, Drancy, La Courneuve pour arriver ici. Je me suis arrêté dans plusieurs cités chaudes, dans mon carnet de notes, il doit y avoir au moins 100 fois les mots chômage, violence, exclusion, drogue, cocktail Molotov, essence, je vais vous poser la même question qu'aux autres- qu'est-ce qui va pas?- mais vous n'avez pas le droit d'utiliser aucun de ces mots là... "

C'est sorti d'un jet comme si elle avait attendu toute sa vie qu'on lui pose cette question, ou plus probablement comme si elle venait de raconter 20 fois son histoire à 20 journalistes différents..
" Je vais vous raconter la première fois, monsieur."
- La première fois de quoi?
- Que j'ai su.
- Su quoi?
- J'avais 7 ans, on est allés à un spectacle de marionnettes au Champ de Mars, y'avait mon frère, ma mère, mon père. Il ne s'est rien passé. Une belle journée. Mais c'est la première fois que j'ai pris conscience que je n'étais pas comme eux. J'ai vu comment les gens regardaient mon père, ou peut-être comment ils ne le voyaient pas. J'ai 17 ans, en 17 ans je suis allée deux ou trois fois chez des " Français-Français ", pas plus. Et il n'en est jamais venu chez moi à la cité. "

C'est fini mais ça va continuer

Les cités, vous l'avez compris, ne sont pas des villes. Une cité c'est une douzaine de blocs d'une vingtaine d'étages entre une autoroute et un canal. Les cités ne sont pas des villes mais sont rattachées à des petites villes qui ne sont pas si pires, La Courneuve ou Aulnay-sous-Bois. Il n'y a pas si longtemps, c'étaient des villages dans les champs avec des coquelicots. C'était beau avant d'être moche. Aujourd'hui c'est laid mais vivable. Disons Saint-Hubert sur la Rive-Sud, en plus couscous, en moins poutine. Beaucoup de cafés Internet pour une clientèle qui n'a pas les moyens de s'acheter un ordi. Des bars où on voit des gens fumer le narghilé. Les restos sont tenus par les Turcs. Mathieu allait entrer au Jumela, entre deux cours à l'Institut de technologies. Il se prépare à devenir comptable. Ses parents l'ont appelé Mathieu parce que ça fait moins arabe que Mohammed, mais franchement c'est pas un très bon camouflage.
" Y'a des Français à ton collège?"
- Deux sur 28 dans ma classe. "
J'en ai trouvé un peu plus loin, des Français. Il y avait une église. Un cimetière attenant à l'église. Ils étaient là les Français, au cimetière, famille Lebleu, famille Gallet, famille Guyot, famille Collin. Que des Français.

À Bobigny, toujours sur cette même ligne de tramway, à Bobigny j'ai travaillé quand j'étais petit dans une imprimerie qui s'appelait Cheix ou Chaix. On n'imprimait que des horaires de chemins de fer. Imaginez, j'avais 18 ans et je composais toute la journée des horaires de chemin de fer. Le monde pense que je suis comme ça parce que j'ai pris de la drogue. Pas du tout. C'est rien la drogue à côté des horaires de chemin de fer. Je n'ai rien reconnu de Bobigny. En tout cas, en ce temps-là, il n'y avait pas de consulat de l'Algérie.

Au tribunal de grande instance de Bobigny, on jugeait la dernière fournée des incendiaires de la veille sous haute surveillance policière. Une clôture protège le tribunal du public. Fouille à l'entrée. Sur l'agora, une jeune avocate donne une entrevue à la télé suédoise.

Ces émeutes sont l'affaire d'un poignée de casseurs, des récidivistes, des dealers, carrément des criminels, résume-t-elle. Ils étaient soutenus par des insurgés de circonstance qui exprimaient le ras-le-bol des cités.

Un ras-le-bol exploité par les leaders religieux?

Les mosquées n'ont rien à voir, affirme l'avocate. Au contraire, les banlieues qui n'ont pas bougé sont celles où les islamistes sont le mieux implantés.

Au bout de la ligne du tramway, à Noisy-le-Sec, il faut prendre l'autobus jusqu'à Bondy et là, mon cul, pas un autre autobus! Je prends un taxi pour Clichy-sous-Bois. C'est à Clichy que tout a commencé. Un taxi! Il n'y a pas de taxi ici, monsieur! Pour aller où? À Clichy-sous-Bois! S'il y avait des taxis, ils n'iraient pas. Prenez le 376, dites au chauffeur de vous laisser à la cité des Bosquets ou du Chêne-Pointu. C'est là que le feu a pris au tout début.

Rappelons-le, c'était le 27 octobre. Des ados qui revenaient d'aller jouer au foot sont pris en chasse par des flics zélés. Les ados partent à courir. Quelques-uns sont arrêtés. Trois se réfugient dans un enclos de transformateurs électriques. Bouna et Zyed sont électrocutés. Le troisième est gravement brûlé. Dans la soirée, la banlieue explose.

Quatorze jours plus tard quand je débarque au Chêne-Pointu, la cité est plutôt tranquille. La nuit vient de tomber, les centaines de fenêtres de la face nord de la barre D s'allument une à une. Le mot- la barre- a remplacé blocs. Barres parce qu'elles s'étirent sur la longueur. Parce qu'elles barrent le ciel (et l'avenir?). Je n'ai pas aimé le coup d'oeil torve du chauffeur d'autobus quand je suis descendu. Il s'est retenu de me dire que c'était pas un zoo. Il a raison. De toute façon c'est fini, je n'en verrai pas de voitures brûler. Le théâtre s'est vidé. Seuls les flics sont encore en scène.

Un dessin avec ça?

C'est fini pour cette fois, mais ça recommencera. Le bidon de ces villes-bidon est plein à ras bord de haine glauque. Mais ce n'est pas la première raison.

On met beaucoup en cause, ces jours-ci, le modèle d'intégration des Français. Je reprends donc, trois modèles d'intégration. Le melting-pot des Américains, qui donne les meilleurs résultats sauf avec les Noirs. Le nôtre, dont on parlera une autre fois, mais avant de se péter les bretelles souvenons-nous tout de même qu'il n'a jamais passé l'épreuve d'une immigration fleuve et ciblée comme l'immigration maghrébine en France. Souvenons-nous aussi que les Anglais, qui ont la même approche communautaire que nous, ont vérifié cet été que leurs communautés n'étaient pas aussi paisiblement intégrées qu'ils le croyaient.

Les Français maintenant. Rigidité républicaine. Zéro communautaire. On t'accepte en France alors tu fermes ta gueule, tu fais comme les Français et tu seras considéré comme un Français, pareil pareil. Ce serait le deal parfait si ça marchait. Mais ça ne marche pas. Quarante ans plus tard, parfois deux générations plus tard, l'Arabe n'est toujours pas Français. Et, souvent même, est devenu un bougnoule.

Deux choses pour expliquer l'échec du modèle français. D'abord le nombre. C'est facile d'intégrer trois Papous, ça l'est moins d'intégrer 10 millions de Maghrébins, de Turcs, ou de Chinois, ou de n'importe quoi. Quand ils sont des millions et des millions, tous de la même sorte, ça fait forcément comme un sous-pays dans le pays. Explosif.

L'autre raison c'est la France elle-même, sa culture béton. Plus la culture du pays hôte est forte- culture au sens de civilisation- plus l'Autre, l'Étranger, se pète le front dessus. Et un jour pète les plombs.

Moi? Si j'ai pété les plombs comme immigrant en France? Souvent.

Comme immigrant franco-italien au Québec? Jamais. Pouvez pas dire que je ne vous fais pas des beaux dessins...