Le jeudi 17 novembre 2005


Chronique d'après-guerre
Pierre Foglia, La Presse

Nice -- C'est Cioran qui disait quelque chose du genre : comme vieux je me supporte très bien, mais je ne supporte pas les autres vieux. Moi, ce que je ne supporte pas, ce sont surtout les vieilles et leurs chiens-saucisse qui font caca sur la promenade des Anglais qui borde la baie des Anges à Nice, comme chacun sait. My ass, baie des Anglais. Baie des cacas de chiens-chauchisse. Les vieilles ont fait de Nice leur dortoir, elles vont à petits pas au milieu des trottoirs, pardon madame, excusez-moi, elles me trouvent charmant après avoir pensé un instant que j'allais sans doute voler leur sacoche. Elles rampent pour un sourire, pour une politesse, elles portent des chapeaux hideux. Quand j'étais jeune je portais un badge qui disait : si j'avais un marteau, y aurait pu de folk singer. Si j'avais un marteau aujourd'hui, y aurait pu de vieux, sauf moi et Cioran, mais je pense qu'il est mort.

Vous avez compris que je ne terminerai pas mes jours à Nice, d'autant plus que c'est une ville de droite, presque d'extrême droite avec un maire -- Jacques Peyrat -- qui est un ancien lepéniste. Tandis que la France cramait, s'est rien passé à Nice, tellement rien que c'en est gênant. Alors ce matin, Nice-Matin faisait un grand papier sur la grippe espagnole qui a fait 4000 morts à Nice... en 1918. Manière de dire : n'allez pas croire, on n'est pas toujours épargnés.

J'ai pris le TVG pour la première fois pour venir jusqu'ici. Je m'imaginais je ne sais quoi de futuriste. Finalement c'est un train de banlieue qui file à 350 kilomètres à l'heure. Je m'attendais à plus de confort, à une prise Internet pour mon ordi, à une coupe de champagne peut-être... J'étais seul sur ma banquette, sur celle d'en face un couple de Sri Lankais qui vivent à Londres. Ils n'ont pas arrêté une minute de se licher. Elle surtout. Pas très jolie mais lui ! Holà, les filles. À croquer et elle ne se gênait pas. Je faisais écran avec mon journal, mais quand je le baissais pour tourner les pages, c'était reparti, le nez, les yeux, le bec alouette, et même les mains... garde-z-en pour demain, la petite. C'est drôle, je pensais à comment ça finit des fois ces éruptions-là, je pensais que c'était le même vent qui fait souffler aussi bien les ouragans d'amour que les tornades de merde. La vie mon vieux.

Ces deux-là m'ont fait du bien finalement. Comme la veille, pour une raison différente, à moins que ce ne fût la même : la vie mon vieux. Comme la veille m'avait fait grand bien une courte visite au cimetière Montparnasse où je n'ai toujours pas trouvé la tombe de Baudelaire alors que je peux aller, les yeux fermés, à celles de Sartre et de Beauvoir à droite en entrant. Ah ! tiens, je n'avais jamais remarqué, Gainsbourg aussi est ici.

Me voici à Nice. Je vous ai dit que j'arrêterais à Lyon, la seule ville où le centre-ville a été touché. J'ai changé d'idée. Pu envie. Surtout après avoir entendu Chirac la veille à la télé. Remarquablement absent durant toute cette crise, le président de la République a réussi à l'être encore plus en apparaissant. Vous savez, ces rideaux dans les pays chauds où ils servent de porte ? Vous savez le cliquetis énervé qu'ils font quand on les écarte pour entrer ? Les mots du président faisaient ce bruit-là. Mais personne n'est entré. C'était juste le vent qui les agitait. Le meilleur résumé du discours présidentiel était dans Libération le lendemain. La première phrase disait tout : Coucou, le revoilou ! Sont drôles. Des fois.

Fini ? Pas sûr. Les cendres sont partout, encore chaudes. Je vais déjeuner ce matin chez Multari, un boulanger qui tient salon sur l'avenue Jean-Médecin, mon café, mes brioches, Nice-Matin, à la table voisine deux jeunes femmes maghrébines et le copain de l'une d'elles, maghrébin aussi. La discussion portait sur la discrimination positive. Le copain disait qu'il n'en voulait pas : « Quand je postule un emploi en même temps que François je veux qu'ils prennent François s'il est meilleur que moi », c'est tout.

Héroïsme pourri, lui répliquait la jeune femme. Tu sais bien qu'à compétence même pas égale c'est François qui aura la place. Surtout si c'est pour un travail avec le public. Parce qu'avec sa gueule de Français, François vendra plus de chaussures que toi. Surtout à Nice où 40 % de la population vote Le Pen. Et pour briser cette logique-là, il n'y a que la discrimination positive...

On parle pour rien, a rigolé le copain, parce qu'en ce moment tu ne travailles pas, je ne travaille pas et François non plus ne travaille pas.

Vous cherchez un emploi, les gars ?

Ils m'ont regardé. Je leur ai lu les offres d'emploi de Nice-Matin. Menuisiers demandés, plombiers, poseurs de cloison en aluminium, coiffeurs, cuisiniers, un mécanicien moto, un carrossier...

Je suis ingénieur, a dit le copain.

Évidemment, si vous avez fait des études, c'est plus dur.

Mon ironie leur a échappé. Fini tout ça ? Pas sûr. Il y a tant à redire. Ceci, tiens. D'un côté les beaux esprits médiatiques, les Revel, les BHL, les Daniel, et les politiques, les Chirac qui ont fait leurs élections sur la fracture sociale comme ils disent, et la gauche au pouvoir tant d'années avec Mitterrand. Tous savaient pour les banlieues. Ont toujours su. Cela fait combien de temps que tous ces gens importants, ces intellectuels, ces politiques, ces sociologues, ces philosophes essaient d'actualiser le problème des banlieues ? D'y remédier ? De faire bouger les choses ?

Disons 20 ans.

De l'autre côté, une poignée de salopards hyper violents, lanceurs de pierres, incendiaires, suivis par quelques centaines de débiles qui sont rentrés à l'école lundi matin en se donnant des grandes claques dans le dos : on s'est bien amusés hein ?

N'empêche. Ces quelques centaines de débiles menés par quelques salopards ont réussi, en 15 jours, à faire bouger les choses plus qu'elles n'ont bougé en 20 ans.

Je vous entends me reprocher de justifier la violence. La violence, cette peur que nous avons au ventre au point d'en devenir gagas, au point de ne plus savoir qu'elle est l'ombre d'un soleil qui s'appelle subversion. Sans doute la plus grande force de l'univers, après l'amour bien sûr.

Je suis à Nice donc, de passage avant d'aller rencontrer des bergers et leurs moutons dans la haute vallée de Verdon. Des moutons, oui. Quelle drôle d'idée quand on est déjà bien fatigué du troupeau !