Le dimanche 20 novembre 2005


T'as déjà vu une brebis, toi ?
Pierre Foglia, La Presse

Le Touyet -- Aller au Touyet, c'est sortir du monde, mais pas seulement : c'est sortir du temps. On quitte Nice par la promenade des Anglais, rien à dire des 80 premiers kilomètres, c'est la Provence carte postale, sans aucun intérêt que les bougainvillées encore fleuries. Mais déjà, à Rouaine, au Relais des Bécassiers, on vous sert un gratin de navets d'une autre siècle, aussi éloigné du premier McDo, que Saint-Armand peut l'être du Kosovo ou de Darhmensala.

De Rouaine on prend une route ravinée qui se faufile dans la garrigue avant d'attaquer la montagne en lacets resserrés. On finit par arriver au ciel sur une plateau nu. Un hameau est niché en contrebas : Le Touyet, 10 maisons et une lessive qui sèche sur une corde.

Les bergers canadiens ? Ah ! vous venez pour les bergers canadiens ! Sont bons. Des bons bergers. Ils ont gardé pour mon frère tout l'été. C'est rare des bons bergers, vous savez, surtout les jeunes. Ils sont là-haut sur le plateau en face. Prenez le chemin qui passe devant le lavoir, une demi-heure en marchant normalement. On descend jusqu'à un torrent qu'on passe sur un pont de bois et puis on remonte. Dieu que c'est beau là-haut. Cette solitude. Ce silence qui tinte des sonnailles du troupeau. La neige sur les croupes au loin.

Bonjour bergère ! Elle s'en allait au hameau chercher du foin pour deux agneaux nés dans la nuit.

Bonjour berger. Ses chiens au pied, il regardait les moutons s'éparpiller sur l'escarpement en face. J'ai passé la matinée avec eux. Les moutons ont disparu de l'autre côté du mamelon. La bergère est revenue. Ils m'ont tout raconté depuis le début.

Tais-toi donc !

C'était au marché aux ovins à Saint-Martin-de-Crau, près de Arles. Dans le local des éleveurs de moutons, ils étaient cinq ou six à pleurer misère comme le font tous les paysans de la terre. Leurs troupeaux ne valaient plus rien, la laine ne payait pas la tonte, quant aux jeunes bergers d'aujourd'hui , ah la la. C'est alors qu'un jeune homme est entré dans leur local et avec un rien de solennité : je m'adresse à vous messieurs parce que je voudrais devenir berger. Je suis Canadien, j'ai 30 ans, je n'ai aucune expérience comme berger, mais on m'a dit que vous prenez parfois des débutants.

Après un long silence un des éleveurs lui a demandé :
Es-tu fils de paysan ?
Non, a répondu le jeune homme. Sans préciser qu'il était fils d'un professeur de français, et même de deux, puisque sa mère l'est aussi. Sans ajouter non plus que voilà trois semaines à peine, il était jeune cadre dans une des plus grosses boîtes de communication de Montréal (Cossette) où il a atterri après des études en philosophie. Il s'en trouvait fort aise même si l'idée de tout plaquer lui traversait parfois l'idée. Au fait, il s'appelait Mathieu Lefebvre.

L'envie d'être berger lui est venue fortuitement. Sa blonde Émilie -- Émilie Frève -- venait de partir étudier en sciences politiques à Aix-en-Provence. Dans un café d'Aix elle rencontre une Québécoise qui lui raconte qu'elle a vécu une expérience épouvantable : bergère. Bergère, bergère rumine Émilie qui s'emmerde à la faculté. Quand Mathieu vient la visiter, ils se mettent à y penser ensemble. Berger, bergère...

Alors tu n'es pas fils de paysan ?
Non.
Je t'emmène manger au mas. Tu verras mon troupeau. Va m'attendre dehors.
Euh longtemps ?
Va m'attendre dehors.

Première leçon : Quand l'éleveur te demande quelque chose, tu le fais et tu fermes ta gueule.

Dans l'auto qui les emmenait au mas, Mathieu, qui se croyait encore chez Cossette, a fait étalage de sa toute nouvelle science en moutonnerie acquise sur Internet le matin même. Il s'est mis à parler du cours de la laine qui s'est effondré depuis l'apparition des textiles synthétiques, de la baisse du taux de prolificité des brebis, et quoi encore ? L'éleveur qui s'était réfugié dans un silence hostile l'a rudement interrompu :
T'as déjà vu une brebis, toi ?

Deuxième leçon : Quand l'éleveur ne te demande rien, tu fermes ta gueule.

Arrivé au mas, Mathieu qui n'avait jamais vu un mouton de sa vie en a vu 1000 d'un coup. Il n'a pas eu la job. Pas celle-là. Mais il est devenu berger quand même. Émilie aussi. Au début, ils jouaient à être bergers. Ils le sont devenus pour vrai. Plus qu'un métier, un état. Ils se rappelleront toute leur vie leur premier été à 2000 mètres d'altitude, tout près de la frontière italienne... Une cabane, des fleurs dans un décor gigantesque juste pour eux. Et du travail bien sûr. C'est beaucoup de travail 1500 moutons. Soigner les malades. Voir aux naissances, mais surtout voir à ce que le troupeau mange bien. Un bon berger, c'est celui qui fait bien manger son troupeau.

Le pire du métier ?
Le boss. L'éleveur. On est tombé sur des fous.
Mal payé évidemment ?
1200 euros par mois. Tout fourni. Même les extras. On prend soin des bergers dans les villages. La bouffe est souvent gratuite au resto, même chez le boucher. Bref, on met de côté 1000 euros par mois. Je n'ai jamais réussi à faire ça comme cadre chez Cossette. On a pu se payer un mois de vacances en Roumanie et il nous en est resté assez pour aller au Québec.
La bouffe ?
On mange très bien. On la fait.
Le confort ?
Minimum. On ne prend pas notre douche souvent, parfois pas de douche pendant quatre mois. On se lave à l'eau de source, dans une bassine avec un gant de toilette. Et les moutons, vous les aimez ?
Ce ne sont pas des animaux très attachants. Pas familiers non plus, contrairement à ce qu'on pourrait penser. Attraper une brebis, c'est une job. On les appelle souvent « les putes », ça répond à ta question ?
Parlant de troupeau pas très allumé, et ceci n'est pas une question mais un petit commentaire, je m'en excuse d'avance, vous m'avez bien dit que chez Cossette vous étiez spécialiste en focus groupe ? Me semble que, finalement, vous n'avez pas changé de job tant que cela ?

Le loup

C'était l'été d'avant, vers la fin de l'estive. La nuit précédente, le loup avait attaqué le troupeau de Dudu, le berger de la montagne voisine de celle que gardaient Mathieu et Émilie. Le loup avait tué 15 moutons à Dudu.

Notez : LE loup, au singulier pour mieux l'haïr. Le loup comme on dit L'ennemi.

En deux mots, le loup, qui a été réintroduit dans les Alpes françaises et italiennes assez récemment, est protégé par une charte européenne qui interdit qu'on le chasse et qu'on l'abatte, ce qui rend furieux les éleveurs et les locaux. Le débat actuel entre pro loup et anti confine à la guerre de religion. Et cela pour moins de 200 loups dans toute la France qui font, il est vrai, de joyeux carnages parfois. Lors d'une attaque, les loups mangent une ou deux brebis, mais en tuent 20, 30, 50... Cruauté ? Peut-être pas.

Pensez à des enfants qu'on lâcherait « lousses » dans un magasin de bonbons. Dans la panique qui s'en suit, de nombreux moutons « dérochent » -- tombent du haut des roches -- et se blessent mortellement. Tétanisé, le troupeau se remet difficilement d'une attaque de loup, il ne mange plus et les brebis agnèlent précocement d'agneaux chétifs. Les attaques de loup doivent être signalées aux autorités qui viennent constater les dégâts (pour les indemnisations aux éleveurs) et pour donner l'alerte générale.

Après l'attaque chez Dudu les autorités recommandèrent à Mathieu et Émilie une garde de proximité. Il faut savoir que les bergers ne gardent pas la nuit, ils reviennent dormir à la cabane avec les chiens, et partent tôt la matin à la rencontre de leur troupeau sur la trajectoire projetée.

Averti par cellulaire l'éleveur qui employait Mathieu et Émilie refusa la garde de proximité. Dans leur logique bornée d'affrontement avec les autorités, les éleveurs refusent le loup, donc refusent les mesures !

On y arrive. Mathieu et Émilie partent ce matin-là à la rencontre de leur troupeau comme d'habitude. Pas de troupeau, en tout cas pas là où il devait être. Un peu plus loin, le ciel était noir de choucas, sortes de corbeaux charognards. Puis arrive une brebis seule, éventrée. Un peu plus avant sept ou huit autres, égorgées. Encore plus loin une dizaine, toutes enchevêtrées, qui avaient déroché d'un escarpement. En tout, 80 mortes ou agonisantes, les reins cassés, éventrées. Détail divertissant, les choucas n'attendent pas que les brebis soient mortes pour leur arracher des bouts d'entrailles. Il a fallu achever les blessées.
Avec quoi ?
Mathieu sort un couteau de sa poche si ridiculement petit que je ne me couperais pas un morceau de saucisson avec.
Vous avec saigné vos moutons avec ça ?
Oui monsieur.
Ils ont fait la une du Dauphiné Libéré, une grande photo avec une brebis morte dans les bras.
Vous disiez bucolique ?

Mademoiselle Latraverse

À ce point de l'entrevue, nous sommes arrivés aux pierres à sel -- du sel sur les pierres pour les moutons -- et Émilie a sorti le lunch de son sac à dos. Filets de maquereaux, terrine aux cèpes, macédoine de légumes, oeufs durs, rosé du pays, et du chocolat. Je n'avais rien apporté, une impolitesse, on doit toujours apporter quelque chose au berger, la coutume veut que ce soit une tarte ou de l'alcool, ou je ne sais quoi.

Je n'avais pas faim et de toute façon j'étais très occupé à jouer avec la plus jeune des deux chiennes. Je ne me souviens pas d'être tombé amoureux aussi spontanément avec une bestiole, même pas Zézette, même pas Picotte, mes chats préférés. Elle s'appelle Plume. Tribut à Plume Latraverse que Mathieu aime bien. Une chienne noire et blanche, de race border-collie, la race prédestinée à la garde des moutons. Sept ou huit mois, allumée ça s'peut pas, tu la prends dans tes bras, elle s'abandonne, toute molle, et tu veux être berger, là, tout de suite, pour le restant de tes jours.

À moins que je ne te ramène au Canada, mademoiselle Latraverse ?
Elle y serait malheureuse comme tout. Faut des moutons à son bonheur. Elle me regardait, elle comprenait. Ça comprend tout, ça comprend « droite » et « gauche », ça fait la différence entre « stop » et « pas bouger », ça comprend « encore », « pousse-les », « doucement ». Il y a 200 moutons à trois kilomètres sur le haut du buton en face, tu lui dis Plume ! Va chercher ! Elle part comme une flèche. Dix minutes plus tard elle t'a ramené les moutons et y'en manque pas un. Quand la job est finie elle se couche dans une touffe de lavande séchée. Ou elle se met sur le dos pour que tu lui flatte la bedaine.

Paraît qu'il faut pas jouer avec, ça lui gâte le caractère. Mais moi, je la dresserais autrement. D'abord, on n'aurait pas de troupeau, on se ferait pas chier avec des moutons, on vivrait dans une cabane de berger, j'aurais des livres, de la musique. Des fois on verrait passer un troupeau au loin, je dirais à Plume : vas en chercher un ! On se ferait un méchoui. Pis voilà. La vie. Hein, mademoiselle Latraverse ?
Elle a dit oui.
L'entrevue était finie. Les bergers allaient récupérer leurs moutons pour les mener sur la montagne d'en face où ils passeraient la nuit. Çà m'a flashé d'un coup, cout'donc c'est une job parfaite pour lire et même pour écrire.

Mathieu a souri, m'a griffonné l'adresse de son blogue :
www.livejournal.com/users/mathyas

Émilie a sorti un livre de son sac, la couverture toute maculée de salade de carotte de L'Antéchrist de Nietzche en livre de poche. J'ai fait oups, comme lorsqu'on manque une marche en descendant un escalier.

Je suis rentré au Touyet par la même sente pierreuse, la lumière inondait le val avec une grâce légère, j'en connais qui diraient qu'il faut bien qu'elle vienne de quelque part.