Le jeudi 8 décembre 2005


Le Canada babebibobu
Pierre Foglia, La Presse

Quelques jours après la saga Jacques Demers qui racontait l'histoire pas si drôle que ça d'une province devenue gaga devant un analphabète, Statistique Canada publiait une enquête sur les aptitudes des Canadiens à déchiffrer leur environnement, à lire et à appréhender leur quotidien. Personne évidemment n'a fait le lien avec Demers, l'enquête ne s'est pas retrouvée non plus dans les manchettes, ni dans les tribunes. Rien. Pas un mot nulle part, sauf dans Le Soleil, un petit article en page 13.

Un Canadien célèbre qui ne sait pas lire c'est toute une histoire. Neuf millions de Canadiens entre 16 et 65 ans, NEUF MILLIONS, qui savent à peine lire, c'est sans intérêt.

Ou est-ce un nombre trop terrifiant pour qu'on s'y attarde ?

Tu dois te tromper, m'a dit ma boss. OK d'abord. J'ai revérifié. Et c'est bien une enquête que Ressources Canada a commandée à Statistique Canada. Et c'est bien neuf millions de Canadiens qui ne comprennent pas ce qu'ils lisent quand ils lisent un article très simple dans le journal.

Exemple : un des 55 exercices de lecture et compréhension de texte soumis aux 23 000 répondants énumérait trois raisons de préférer les couches jetables aux couches en coton. Plus de 40 % des répondants ont été incapables de rapporter les trois raisons données par l'article. Imaginez maintenant ce que les mêmes comprennent d'un article sur les garderies, le modèle Harper, le modèle Martin, les modèles Québec (avant et après la réforme Carole Théberge).

Neuf millions de Canadiens entre 16 et 65 ans sont capables de lire sur la bouteille de pilules que leur a prescrit leur médecin qu'ils doivent en prendre une le matin et une le soir pendant 12 jours. Ce niveau-là. Pas plus.

Prenons maintenant la réflexion d'un philosophe (Jacques Rancière) sur l'actualité -- l'exemple cette fois, vient de moi : La guerre en Irak n'a pas été déclenchée pour répondre à une situation d'insécurité, mais au contraire pour entretenir ce sentiment d'insécurité nécessaire au bon fonctionnement des États.

Combien de Canadiens comprendraient ce que dit Rancière (sans nécessairement l'approuver) ? Réponse : si peu que cette enquête avait prévu cinq niveaux, mais a aboli le cinquième pour cause de grande solitude à cette altitude.

Et le Québec dans tout ça ? Couci-couça. Nettement sous la moyenne canadienne, beaucoup moins bien que la Saskatchewan, que la Colombie-Britannique, que le Manitoba. L'enquête compare aussi les anglophones et les francophones qui font dur, mais surtout à cause des francophones hors Québec. Beaucoup d'autres données sur les immigrants, les autochtones, sur le revenu, la scolarisation des répondants par niveau, reste que de tous ces chiffres, celui qui me laisse le cul par terre c'est ce neuf millions de Canadiens entre 16 et 65 ans incapables de COMPRENDRE l'article qu'ils lisent dans le journal.

Neuf millions. 42 % de Canadiens et proportionnellement plus encore de québécois, croupissent au niveau un et deux. 42 % des citoyens d'un des pays les plus riches, les plus scolarisés, les plus plogués Internet de la planète sont des babebibobu.

Ajoutez ceux du niveau trois, 35 % de gens tout juste capables de comprendre une information pas trop compliquée, et de faire quelques liens. On arrive à plus de 80 % de la population de niveau, comment dire ? On disait dans mon temps : professionnel court.

Ne vous dépêchez pas de conclure que oh la la, le Canada, quel pays de connards. La même enquête exactement a été menée aux États-Unis, en Italie, et le Canada fait mieux que ces deux pays ! Moins bien cependant que la Norvège et que la Barbade.

Quant au niveau, il ne baisse ni ne monte. Les résultats sont à peu près les mêmes qu'en 1994.

Alors, me dites-vous, si le niveau ne baisse pas et si on n'est pas pires qu'ailleurs, pourquoi vous excitez-vous ?

Je ne suis pas excité. Je me demande, c'est tout. On va voter dans un moi et demi. Neuf millions de Canadiens sont incapables de comprendre ce que dit le programme des différents partis. Qu'est-ce que cela veut dire pour la démocratie ?

Que peut bien vouloir dire démocratie d'opinion, que peut bien vouloir dire se faire une opinion dans une province, comme le Québec par exemple, quand 55 % et demi des Québécois -- 22,3 % de niveau un et 32,3 % de niveau deux -- ne sont pas capables de lire cette chronique minimaliste, d'en saisir les éléments, ni de lire et de comprendre aucune autre chronique ou éditorial ou article de ce journal, ou de tout autre journal.

Des solutions ? Forcément l'éducation. Je pense à cette idée productiviste qu'on se fait de l'éducation dans la plupart des pays industriels. L'école qui n'a plus le mandat de former des esprits, mais, pour reprendre la formule de Laborit de produire des producteurs auxquels on néglige de donner une culture générale.

Je pense à la fausse démocratisation des études supérieures accessibles à de plus en plus jeunes gens sans maîtrise de la langue qui se retrouvent hélas, le plus souvent en sciences de l'éducation parce que n'importe qui ne peut pas faire de la littérature ou de la médecine, mais n'importe qui peut faire de la pédagogie transversale.

Incroyable, cette enquête sur les compétences des adultes canadiens révèle que 12 % des Canadiens incapables d'atteindre le niveau trois ont un diplôme universitaire ! Bientôt une université Jacques Demers à Flin Flon ?

Au lieu d'ouvrir toutes grandes les portes des universités en se faisant des accroire d'égalité des chances et des intelligences, l'éducation publique pourrait avoir pour projet national de donner à tous une culture générale. Étude obligatoire des grands classiques. Cours de philo. Bref, donner à chacun les outils d'une pensée critique. Pas pour aller à l'université. Pour aller dans la vie.