Le samedi 10 décembre 2005


Le terroir
Pierre Foglia, La Presse

Il y a 10 ans tout juste, M. et Mme Bardo ouvraient un bed and breastfast à Frelighsburg. Tous deux originaires de la région de Bordeaux, ils ont appelé leur truc La Girondine. Je ne les connais pas autrement que comme client, on leur achète souvent des lapins, parfois des rillettes, du boudin, des oeufs. Cent fois en 10 ans, ma fiancée est revenue de là en m'annonçant : les Bardo s'en vont !
Encore !
Ils sortent leur pancarte « à vendre » chaque fois qu'un inspecteur du ministère de l'Agriculture va les écoeurer. Ça finissait toujours par s'arranger. Pas cette fois. Ils s'en vont dans deux semaines, même si La Girondine continue.

Retour sur un ras-le-bol agricole

Ils arrivaient de Châteauguay, où elle était présidente de la commission scolaire et lui contremaître dans une usine. En mode préretraite, ils ont ouvert ce bed sans attente particulière et sans autre impatience que de renouer avec leurs origines paysannes. Elle, surtout, qui vient d'une grosse ferme et gardait le souvenir de ses grandes tablées d'ouvriers, des miches qui sortaient brûlantes du four, du cochon familial, prospère, énorme de santé sur son tas de fumier.

Ces choses-là se répandent vite, on sut bientôt dans le canton et jusqu'à Montréal que le gîte des Bardo était modeste mais les petits déjeuners fort goûteux, pas moumounes comme ils le sont souvent dans ces endroits. Les oeufs, qui n'étaient pas bénédictine, sortaient tout chauds du cul de la poule. Les confitures étaient des confitures, pas des gelées. Quant aux rillettes de lapin, chacun voulait en rapporter un pot à la maison. Bientôt il y eut des canards pour le confit. Des cochons. Des oies. Bientôt aussi les Bardo tinrent une table champêtre dont mon collègue Yves Boisvert fit une critique dans La Presse sous ce titre enthousiaste : « Le bonheur est dans le confit ».

C'est à partir de là que les choses se sont mises à aller très bien pour les Bardo, et très mal aussi. Très bien : on se bousculait au gîte comme à la table champêtre, les gens arrivaient avec la critique d'Yves pliée en quatre dans leur portefeuille. Très mal : débarque un beau matin une inspectrice du ministère de l'Agriculture. À peine entrée, sous le regard stupéfiait de Mme Bardo, la voilà qui enfile une blouse blanche de docteur et se met un filet sur la tête.

Au fait, mettez-vous un filet sur votre tête pour servir les clients ?
Non, concède la maîtresse de maison en ajoutant qu'elle partage le repas de ses invités et qu'elle ne s'imagine pas s'asseoir parmi eux avec un filet sur la tête.
Et cette plante verte ? Reste-t-elle sur la table lorsque vous recevez ?
Ça pose un problème ?
De la terre peut tomber dans les assiettes et contaminer la nourriture...
Ah oui ? La terre va sauter du pot dans les assiettes des invités ?
Ce n'était qu'une entrée en matière. Les questions véritablement importantes, les questions de santé publique s'en venaient. Première question de santé publique :
Vos plinthes sont-elles scellées ?
Mes quoi ?
Vos plinthes, ces choses en bas des murs, elles doivent être scellées pour éviter les moisissures. Parlant de murs, vos murs sont-ils lavables ? Ils ne l'étaient pas, bien entendu. Cela prenait bien des Girondins dégoûtants pour faire des rillettes de lapin dans une pièce dont les murs n'étaient pas lavables et les plinthes pas scellées.

Les produits testés au laboratoire du Ministère furent néanmoins déclarés bons pour la consommation. Ce qui n'empêcha pas la même inspectrice, quelques mois plus tard, de chasser les Bardo de la Clef des champs (cette grande foire agricole qui se tient annuellement à Dunham) parce que leurs produits sous vide ne portaient pas de date de péremption. Et, quelques mois plus tard, encore la même, de poser des scellés sur les congélateurs parce que les Bardo étaient allés faire tuer leurs canards dans un abattoir qui n'était pas accrédité. Le problème, c'est que les abattoirs accrédités refusent de tuer les canards, trop durs à plumer. Sans ajouter que, tout ce temps-là, les plinthes n'étaient toujours pas scellées et les murs toujours pas lavables. On s'étonnera, après cela, que les urgences soient encombrées.

Il y a deux ans, les Bardo se décidèrent à construire un atelier charcuterie complètement neuf et aseptisé respectant toutes les normes d'une charcuterie industrielle, avec salle à manger sans plante verte au deuxième étage. Les inspecteurs vinrent vérifier les travaux cent fois, firent ajouter des armoires, une salle de réception expédition (complètement inutile), firent mettre un cadenas sur les poubelles, une pompe à savon dans les toilettes, les murs étaient lavables bien sûr, les comptoirs juste comme il fallait qu'ils soient, l'inspecteur allait enfin délivrer le permis quand sa main se figea, là, LÀ !
Quoi ?
Les plinthes !
Elles sont correctes, les plinthes. Elles sont scellées.
Oui, mais les clous ?
L'inspecteur montrait les minuscules têtes des clous utilisés pour fixer les plinthes au mur. Il faut me renfoncer ces têtes-là et les recouvrir de pâte à bois, ordonna-t-il. Il n'a pas signé le permis ce jour-là, seulement deux semaines plus tard, après être revenu vérifier les têtes de clou. Depuis, ça va. Trop tard, les Bardo en ont jusque-là. Ils ont vendu à un couple avec trois enfants. Ils s'en retournent à Châteauguay.

Peut-être pensez-vous que ces contrôles un peu excessifs garantissent au moins des pâtés, des magrets, des terrines, des rillettes irréprochables.

À votre place, je n'en serais pas si certain. Des rillettes de canard, c'est fait avec quoi pensez-vous ? Avec du canard. Savez-vous combien de fois les inspecteurs ont inspecté les canards en 10 ans ? Pas une crisse de fois. Les murs, les plinthes, les clous dans les plinthes, les plantes vertes sur la table, mais les canards, non. Ces canards-là pourraient avoir la lèpre, la typhoïde, des hémorroïdes, on en fera des rillettes santé du moment que les murs soient lavables et les plinthes scellées. Bon appétit.