Le samedi 02 juillet 2005


Son dernier, moi aussi
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Challans

Lance Armstrong m'a téléphoné vers la mi-janvier. Pis, fais-tu le Tour cette année?

Je pense bien.

Ben moi aussi d'abord! C'est comme ça qu'il a décidé d'en faire un septième. Sur l'impulsion du moment. J'ai vraiment eu l'impression que si j'avais dit non, il aurait dit ben moi non plus d'abord.

Oui mais attention, moi c'est mon dernier, ai-je ajouté.

Ben moi aussi d'abord!

Ce garçon que l'on dit péremptoire est finalement plutôt influençable. J'ai ri quand les journalistes ont écrit que Armstrong prenait sa retraite avant que les affaires de dopage ne le rattrapent, mais aussi à cause de ses enfants, à cause de Sheryl Crow, et à cause de sa motivation en baisse. Celle-là c'est la plus ridicule: la motivation en baisse. Pourquoi pas à cause du virus du Nil occidental un coup parti. Je vais vous dire un truc: les deux personnes les plus motivées au départ de ce 92e Tour de France, c'est Lance Armstrong et moi. On a tous les deux à coeur de réussir notre sortie.

Lui en gagnant le Tour.

Moi en prenant une avant-dernière menthe à l'eau, à l'ombre des tilleuls, à la terrasse du Café du Commerce, à Fromentine. En refaisant pour vous le tour de cette France franchouillarde de juillet, celle qui ne veut pas de l'Europe et qui n'aime pas trop cet Américain qui lui a gâché tant d'étés. Pensez, cela fait 20 ans qu'un coureur français n'a pas gagné le Tour de France, et cet Américain qui en a déjà gagné six n'a même jamais dit excusez-moi, ni merci, ni Joyeuses Pâques, ni rien. Les Français le trouvent mal élevé.

Mais moi ils m'aiment bien, les Français, et c'est plutôt réciproque. Vous venez du Canada? Oh la la le Canada! Si le Canada était dans l'Europe, mettons au lieu de la Turquie, ils auraient voté pour.

Mon dernier Tour, comme Armstrong. Lui dans ce couloir héroïque où se joue la course. Moi exactement à l'opposé. Dans cette France profonde et figée où il ne se passe rien depuis plus de mille ans, mais où s'est affinée au fil des siècles une extraordinaire civilisation du quotidien que fédèrent les mêmes poncifs, que traversent les mêmes rues. Trouvez-moi en France une ville de plus de 2000 habitants qui n'a pas sa rue Gabriel-Péri. Et trouvez-moi un Français de moins de 60 ans qui sait c'est qui Gabriel Péri. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il a été fusillé par les Allemands parce que c'est écrit entre parenthèses sur la plaque de la rue. Moi aussi j'aurai ma rue, un jour, à Saint-Armand. Rue Pierre-Foglia, et j'aimerais qu'on ajoute aussi a été fusillé par les Allemands. Pour faire plaisir aux touristes français et ne pas trop les dépayser.

Garçon! Que servez-vous avec le plat du jour? Déjà des pommes de terre nouvelles? J'en veux. En attendant d'être servi, je suis allé me laver les mains noires de l'encre des journaux du jour, et il y avait cette petite affiche sur le mur des toilettes du café: Après avoir tiré la chasse d'eau, merci de bien vouloir laisser redescendre la tirette toute seule. C'est toujours le premier exotisme qui me frappe quand j'arrive en France: l'éloquence. Cette précision dans le discours. Qu'aurait-on dit chez nous? Dans le meilleur des cas: touchez pas à la clenche, merci. Ou plus probablement qu'on aurait réparé la foutue tirette et voilà, on n'en parlerait plus. J'ai parfois l'impression que d'avoir les mots pour dire les choses dispensent les Français de... les faire.

Je vous écris du bocage vendéen et je ne suis pas sûr d'aimer ça. Je ne suis pas un homme de mer, et ici la mer ne se contente pas de commencer au bout de la plage, elle entre dans les terres, les imbibe, en fait des marais salants qu'il faut assécher par des petits canaux que l'on appelle étiers qui quadrillent curieusement le paysage. Dans ces marais, les Vendéens élèvent des poissons, des grenouilles et des nageuses synchronisées. Dans les prés voisins, les vaches broutent une herbe salée qui donne du beurre salé. Mais on peut aussi acheter du sel tout seul, on le voit sécher en petits tas blanchâtres sur le bord des routes. On l'appelle fleur de sel, les sauniers le vendent la peau des fesses aux touristes, mais franchement, sur les frites, le Sifto de chez IGA fait pareil.

Aujourd'hui, les coureurs vont à Noirmoutier, petit point-virgule dans l'Atlantique auquel on accède soit par un pont, soit par le passage du Gois, une route submersible de 4 kilomètres et demie que l'on ne peut emprunter qu'à marée basse, mais c'est un peu moins simple que cela. Encore ici, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer le premier paragraphe des conditions émises par le ministère des transports pour passer le Gois: on empruntera le passage pendant le premier ou le dernier quartier de lune (!!!) par beau temps (vents hauts), une heure et demie environ avant la basse mer et une heure et demie environ après la basse mer... Ben tiens! Vous le savez, vous, dans quel quartier de lune on est?

J'arrive à l'instant de Noirmoutier, où j'ai croisé plusieurs équipes qui reconnaissaient le parcours, dont les Discovery de Lance Armstrong. Lance et Hincapie emmenaient les autres. À Noirmoutier, l'Américain a dit qu'avec ce vent de face, demain (aujourd'hui), les écarts seraient énormes.

Je suis revenu par le Gois. C'est amusant, on y roule sur les eaux, mais je vous l'ai dit, la mer m'ennuie. J'ai bien tenté d'embrasser le grand large, las! mon regard s'est posé à deux pas, sur le cul d'une épicière en bottes, penchée dans le clapot pour y débusquer la moule et la palourde, et il me vient tout à coup que je sais pour la lune: elle est pleine.

Je loge au très très très modeste bar-hôtel du Marché à Beauvoir-sur-Mer, tenu par un monsieur tout seul qui se sert un petit verre de rosé chaque fois qu'il en sert un à ses habitués et qui commence toutes ses phrases par « je vais vous dire quelque chose »- et bien sûr, il ne dit rien, mais si totalement, si splendidement rien, que moi qui me prétends un des grands spécialistes mondiaux du genre, j'en reste ébahi et la bouche ouverte...

Vous me suivez, monsieur le journaliste canadien?
Parfaitement.
Bon eh bien je vais vous dire quelque chose...
Allez, je suis bien en France. Et elle est bien éternelle.
Ah oui, j'allais complètement oublier de vous dire: je viens de lire dans Vendée-Matin que l'amicale laïque de Mouilleron-le-Captif tient à aviser ses membres qu'elle tiendra, comme prévu, son concours annuel de pétanque dimanche à 15 heures. Tour de France ou pas. Na!