Le mercredi 06 juillet 2005


Une injustice
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Blois

Depuis quatre jours, le grand Américain de Salt Lake City était sur un nuage. David Zabriskie n'en revenait tout simplement pas d'être maillot jaune du Tour de France.

En fait, si. Le contre-la-montre de Noirmoutier n'est pas le genre d'étape qu'on gagne par accident. Ce dont il ne revenait pas depuis quatre jours, c'est de l'énormité du Tour de France. De sa dimension religieuse.

Du caractère sacré de cette tunique jaune qu'il porte. De la folie médiatique. Il en a d'abord été tétanisé, mais très vite, il est revenu à son naturel, il s'est mis à dire des niaiseries, et c'était très drôle, à cause du sacrilège justement. Je sentais mes confrères un brin scandalisés: ça ne lui fait rien d'avoir le maillot jaune? Il y a des vieux coureurs dans ce peloton qui donneraient leur vie pour le porter une journée.

Zabriskie est exactement l'envers du portrait d'un Armstrong toujours en train de parler de sa préparation, de l'importance du détail, et de son indicible souffrance. À cette sagesse de petit mononcle, Zabriskie oppose un déconnage de teenager un peu attardé (il a 26 ans). Les Français ne connaissent pas ce genre-là. Ils croient que tous les Américains sont straight comme Lance Armstrong sauf Woody Allen, mais c'est parce qu'il est juif. Il n'y a pas beaucoup de Zabriskie dans le vélo européen, même les très jeunes sont sentencieux et graves, c'est qu'on leur apprend dès les premiers coups de pédales qu'ils ne pratiquent pas un sport, mais une religion.

Je commençais à beaucoup apprécier les petites conférences de presse de Zabriskie à la fin des étapes. Son refus d'embarquer dans la légende. Sa façon de répondre par l'absurde aux questions débiles. Et surtout sa pudeur, si rare dans le sport aujourd'hui, pas juste dans le sport, d'ailleurs. Cette pudeur de garder pour lui et ses proches son bonheur immense d'être le maillot jaune du Tour de France.

Mais bien sûr qu'il était sur un nuage. Bien sûr que le soir des étapes, il appelait ses chums à Berkeley où il vit maintenant, parlait pendant des heures avec eux: Oh man! Le maillot jaune! Peux-tu croire! Moi! Au point où son compagnon de chambre, l'Australien Luke Roberts, lui disait de la fermer. Dors! Demain on roule!

Il est tombé hier à un kilomètre de la ligne d'arrivée à Blois, juste avant le pont sur la Loire. Il a laissé tomber son grand bonheur comme un enfant qui échappe sa tirelire. Cassé ce grand bonheur qu'il ne voulait pas nous montrer. Mais maintenant qu'il était cassé, il ne pouvait plus nous le cacher. Il est remonté sur son vélo, a roulé le dernier kilomètre en se retenant de pleurer. Son beau maillot jaune tout déchiré. Touché au genou. À l'épaule. Une longue plaie aux coudes. Meurtri. Effrondré.

Après deux gros accidents qui avaient presque mis fin à sa carrière en 2003, soudainement, vers la fin de 2004, les choses s'étaient mises à lui sourire. David enfilait les succès, une étape du Tour d'Espagne, le premier contre-la-montre du Tour d'Italie et le pied de nez à Lance Armstrong dans le contre-la-montre de Noirmoutier...

Cette chute, c'est une injustice, une cruauté. Comme si on cassait exprès le jouet d'un enfant pour lui donner une leçon: tu vois, c'est mononcle Lance qui a raison, il faut toujours être prêt au pire.

Au moment d'écrire ces lignes, on ne savait pas s'il prendrait le départ ce matin. On ignorait aussi les causes exactes de sa chute. Mais on se doute qu'il a probablement accroché la barrière. Une maladresse due à la fatigue. Zabriskie s'est beaucoup donné tout au long de ces 67 km, il a perdu sa concentration une seconde et voilà. Ce n'est pas non plus le coureur le plus habile sur un vélo. Même le contraire. Il a la réputation de tomber souvent, de ne pas savoir «frotter», et même d'être craintif. Il me revient cette vacherie de Johan Bruyneel, son ancien directeur sportif à US Postal: «C'est un gros rouleur, on savait qu'il pouvait gagner à Noirmoutier, mais comme coureur, il lui manque quelque chose, il est maladroit dans le peloton. Vous allez voir...»

Quand Zabriskie est tombé, les CSC étaient sur le point de battre d'un souffle les Discovery Channel d'Armstrong. Zabriskie aurait gardé son maillot. Au lieu de cela c'est Lance qui le porte. Je disais une injustice.

Reste que ce fut une course épique. Le plus haletant des contre-la-montre par équipes dont je me souvienne. Une impeccable démonstration des petits soldats d'Armstrong. Mais ce sont les longs et très appuyés relais du patron qui ont fait la différence, évidemment. Ullrich et Vinokourov qui reculent de 30 secondes... Est-il trop tard pour que je refasse mes prédictions?

Un monde fou sur le parcours. On suivait le bord de Loire, on est allé du château d'Amboise à celui de Chaumont, à celui de Blois. Ce matin, on fera le départ dans la cour de celui de Chambord, le plus beau de tous. Un monde fou, disais-je. Pour voir passer deux secondes, zoum, sont déjà partis, un petit peloton de neuf coureurs casqués et lunettés, puis un autre, puis un autre... sans la télé pour donner les écarts, c'est comme regarder passer un train. J'aime la course cycliste plus que la confiture de mirabelles, mais vous me verriez jamais sur le bord des routes pour regarder passer le Tour de France. Je reçois ces jours-ci plusieurs courriels du genre: je serai à Paris pour l'arrivée du Tour, où me conseillez-vous de m'installer pour le voir passer? Devant la télé, madame.

AUJOURD'HUI - Chambord-Montargis, 183 kilomètres, étape de transition entre l'Ouest et l'Est, on entre dans le milieu de la France dont Montargis serait un peu le ventre mou, je ne sais pas pourquoi je pense à Sherbrooke, anyway on n'est pas très loin au sud de Paris, tout ça pour dire qu'on sera encore sur le plat mais... mais c'est pas sûr que ça va finir par une arrivée massive. Pourquoi? Parce qu'Armstrong ne veut pas du maillot jaune tout de suite. C'est un embarras et beaucoup de travail pour toute l'équipe. Armstrong aimerait le laisser à un petit coureur, français de préférence, dont l'équipe survoltée contrôlerait la course jusqu'au pied des Alpes. C'est exactement dans ces circonstances que le petit Voeckler a pris le maillot l'an dernier.

Regardez bien se garrocher aujourd'hui ceux du Crédit Agricole, par exemple, qui ne sont pas trop loin au classement. Et voyez les Discovery ne pas se lancer furieusement à leur poursuite...