Le vendredi 08 juillet 2005


Fermé pour cause de morosité
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

La France titubait hier matin comme un boxeur qui se relève d'un K.-O. et qui cherche son coin. Il faisait froid. Il pleuvait. La France se retenait de pleurer: pourquoi le monde ne nous aime pas? Surtout la France se retenait aussi de maudire l'Anglais qui lui avait volé ces Jeux qui devaient la relancer, l'Anglais arrogant, l'Anglais qui avait sûrement triché, l'Anglais qui... hein? quoi? Des bombes à Londres? Des dizaines de blessés? Une vingtaine de morts? Va falloir les plaindre en plus?

La grosse déprime de la France aussitôt balayée par l'actualité. Et le Tour de France donc! Imaginez le peu d'intérêt que soulevait ce peloton incongru et indolent sur les routes de l'est de la France. Habitué à occuper toute la place, tout juillet, tout l'été, il se recroquevillait, se ratatinait... Même la caravane gueulait moins fort. On n'aurait pas été surpris qu'il disparaisse dans un repli du paysage en laissant une pancarte: fermé pour cause de morosité.

Il faut bien y revenir puisqu'on y est. Le plus morne début de Tour de France de mémoire de suiveur. Même scénario depuis le début. Hier encore. Une échappée de quelques coureurs en début de course. Le peloton les laisse mourir devant. Personne n'y croit vraiment, sauf quelques journalistes qui devaient couvrir les quilles ou le cricket avant. Ainsi mon voisin japonais: vous pensez que c'est bon?

Cette échappée? Mais non!
Ils ont plus de huit minutes!
Il reste 100 kilomètres, toto.

Ils étaient cinq. L'Italien Mauro Gerosa, le Hollandais Kroon, l'Estonien Kirsipuu, Stéphane Augé et le vieux (36 ans) Christophe Mengin, capitaine de route de la Française des Jeux, un monsieur bien sympathique et un coureur intelligent. Il pleuvait, je l'ai dit, on passait des villes qui ne méritent pas leur nom comme Vaucouleurs et... Villey-le-sec! On a frôlé Colombey-les-deux-Églises, où le fantôme de vous savez qui doit être bien tenté d'aller botter le derrière de quelques-uns ces jours-ci.

Le peloton revenait doucement. Le Japonais s'énervait:
Vous êtes sûr?
Regarde, bonhomme, si c'est un de ces cinq-là qui gagne l'étape, je paie le saké.

J'ai bien failli le payer, dites-vous? Vous êtes aussi nuls pour le vélo que le Japonais. J'ai rien failli du tout. Reprenons. Quatre des cinq échappés sont rejoints à 12 km de l'arrivée. Mengin, qui a relancé dans la côte de Maron, file seul. Il lui reste 12 km. Il en fera onze et quart avant d'être rejoint à son tour par deux coureurs, le Kazakh Vinokourov et un Italien complètement inconnu, Lorenzo Bernucci, de la Fassa Bortolo. C'est fini pour Mengin et pour le saké. Ça va? C'est clair? Si c'était resté comme ça, Vinokourov gagnait l'étape et l'Italien faisait second.

C'est pas resté comme ça. Dans le dernier tournant qui amène les coureurs sur l'avenue de Metz, Mengin dérape sur l'asphalte mouillée et va s'écraser dans les barrières. Vinokourov l'évite de peu et l'Italien inconnu file vers une victoire chanceuse.

Derrière, en tête du peloton, ça dérape au même endroit que Mengin. Deux ou trois coureurs tombent, d'autres s'empilent dessus dans un invraisemblable méli-mélo de jambes, de bras, de guidons et de roues. Voilà pour la trame de cette arrivée brouillonne, devant un maigre public frigorifié.

Mais l'histoire est ailleurs. L'histoire, c'est l'attaque de Vinokourov à deux kilomètres de l'arrivée. Vino qui s'en allait chercher l'étape, mais surtout la bonification de 20 secondes qui y est attachée. Il a dû se contenter des 12 secondes qui vont au second. Comme il en avait sept d'avance sur le peloton... Très belle opération. Vino s'impose de plus en plus comme le seul coureur capable d'inquiéter Armstrong et j'ai l'impression qu'il n'attendra pas les Alpes.

Et le vainqueur pendant ce temps-là? Il était content et modeste: « Vous l'avez vu, j'ai eu beaucoup de chance. Si Mengin ne tombe pas, c'est Vino qui gagne, mais c'est la course... » Sa première victoire en quatre ans chez les pros, il a 25 ans, il était dans une petite équipe allemande avant. Qu'est-ce que cette victoire va changer pour vous?

Rien du tout! Je vais continuer d'aller chercher des bidons pour Cancellara, Frigo, Flecha. Je suis domestique. Quand mon travail est fini, à deux kilomètres de l'arrivée, j'aime bien tenter des coups, mais c'est du temps supplémentaire! La Fassa Bortolo se retire du peloton l'an prochain. On a un sponsor en vue pour reprendre l'équipe, mais pour l'instant, je suis chômeur à la fin de la saison.

En un clin d'oeil

L'italien Lorenzo Bernucci (Fassa Bortolo) a enlevé la sixième étape du 92e Tour de France, hier à Nancy, signant ainsi sa première victoire chez les professionnels, à Nancy. Bernucci a su éviter le héros local, Christophe Mengin (Française des Jeux), qui a chuté dans le dernier virage.

Alexandre Vinokourov (T-Mobile), lui, a dû ralentir, se contentant du deuxième rang. Une chute collective a suivi.

Initiateur d'une attaque audacieuse à deux kilomètres de l'arrivée, le champion du Kazakhstan a cependant réussi l'opération du jour en reprenant 19 secondes au porteur du maillot jaune, Lance Armstrong. Coéquipier de Jan Ullrich, Vinokourov pointe maintenant au troisième rang du général, à 1:02 du sextuple vainqueur du Tour de France.

« J'étais juste derrière Mengin au moment où il est tombé; cela m'a fait avoir un moment d'hésitation fatal, a expliqué le Kazakh. J'ai dû freiner, presque mettre pied à terre. Sans cet incident, je gagnais l'étape. Je suis quand même content du résultat. »

Vinokourov affichait le sourire du chat qui vient de bouffer le poisson rouge. « Je connaissais le finish, j'allais chercher la bonification. C'est bien.» Armstrong a fait semblant que ça ne le dérangeait pas. Il a parlé de la pluie, du froid, des risques de chutes et de Londres. Combien de victimes, savez-vous ? Trente-cinq pour l'instant. Mais plus d'une centaines de blessés. Il s'est éloigné sans un mot.

AUJOURD'HUI- Lunéville / Karlsruhe. Les 40 derniers kilomètres sont en Allemagne. Encore une étape pour les sprinters, même si le début, dans les Vosges, est un peu plus rock'n'roll. Les Allemands vont faire des folies pour gagner chez eux, mais ça m'étonnerait que ça marche. McEwen ou Boonen, ou encore le Norvégien

Thor Hushovd dont je disais l'autre jour qu'il était Danois. Et qui s'est moqué de moi? Notre olympienne Caroline Brunet, jeune retraitée du kayak qui s'est longtemps entraînée en Norvège. Caroline qui vient de s'acheter un vélo. Ha ha. Qui va rire de qui, maintenant?

BRIENNE-LE-CHÂTEAU- J'ai regardé l'arrivée de l'étape d'hier à la télé, dans la chambre de mon hôtel. D'habitude, je la regarde aussi à la télé, mais dans le centre de presse où on est 1000 à se faire croire (et à faire croire à nos lecteurs) qu'on suit le Tour de France. Comment faire autrement? On ne peut pas être 1000 autos à suivre la course, derrière le peloton. Alors on la suit devant! Je sais je vous l'ai déjà dit, mais j'aime vous le répéter de temps en temps pour éviter tout malentendu.

Finalement, la vraie différence entre suivre l'étape dans la salle de presse ou dans la chambre de mon hôtel, c'est le lunch gratuit offert par la ville étape. Le meilleur jusqu'ici c'était à Tours. Y'avait personne dans la salle de presse tellement c'était bon, on était tous à la cafétéria. J'ai repris trois fois de tout. Quand je suis arrivé à la ligne d'arrivée, ils étaient en train de démonter les estrades. Une chance, c'était Boonen qui avait gagné, un Flamand. Le truc avec les Flamands, c'est qu'ils finissent toutes leurs phrases par hein. Je suis content hein. C'est une grande victoire, hein. Fait que t'écris n'importe quoi en mettant hein à la fin et ça fait comme s'il avait vraiment dit ça. Quand je cite des coureurs flamands, je leur fais réciter du Vigny, les nuages couraient sur la lune enflammée, hein /comme sur l'incendie on voit fuir la fumée hein /et les bois étaient noirs jusque z'à l'horizon, hein... Mais je peux les faire chanter aussi: la belle dé Bruxelles a des yeux des vélours, hein?

AH LES CONS!- Le Tour est parti de Troyes ce matin, Troyes où j'ai appris mon métier de typographe, où j'ai découvert le Moyen-Âge dans son quartier médiéval. Les profs nous emmenaient en « promenades éducatives », nous donnaient un cours d'architecture et d'histoire; bref, je suis revenu sur mes sentiers, hier. Quelle horreur! Un tourisme pire que les autres est en train de folkloriser, idéaliser le Moyen-Âge quand il ne le reconstruit pas sans vergogne, en particulier dans le quartier autour de l'église Saint-Nizier: fenêtres à meneaux fraîchement sorties de l'usine, étages en encorbellements rajoutés sur des « boîtes à beurre »... C'est à hurler. Et je ne vous parle pas des « trouvères » à culottes bouffantes qui font l'animation. Ce culte- qui fait rage chez nous aussi, bien sûr- cette glorification de la période la plus obscure, la plus obtuse de notre Histoire, n'est pas un hasard, c'est un aveu...

Il y a à Troyes, ne me demandez pas pourquoi, une avenue Chomedey de Maisonneuve- c'est bien le fondateur de Montréal? Ce n'est pas la meilleure raison de vous y arrêter. J'en connais une meilleure, un resto de la Place du marché au pain, dont j'oublie le nom. Essayez le jarret aux lentilles.

POUR LE PLAISIR- Avant de partir pour le Tour, j'ai l'habitude d'aller faire une balade pour m'emplir de mes paysages préférés. Je les garde au fond de moi tout le voyage, j'y puise de la sérénité quand je suis à veille de capoter. Or donc, juste avant de partir, je suis allé grimper une petite montagne à la tombée du jour, au Vermont. Sur un chemin perdu, je suis tombé sur un troupeau de Jersey. Ce sont des petites vaches efflanquées, très belles, des vaches de bandes dessinées. Et à l'entrée de la ferme, il y avait cette pancarte délicieuse, qui m'a ému: « Jersey for pleasure ». J'ai rapporté la chose à ma fiancée. Pis j'ai oublié. Pis je suis parti pour le Tour. Pis cette journée de merde. La pluie. Londres. Il est neuf du soir. J'ai pas soupé. J'ai pas d'hôtel.

Je viens pour prendre une note dans mon carnet. Tiens, il y a déjà quelque chose d'écrit et c'est l'écriture de ma fiancée: « Jersey pleasure »... Je t'embrasse bébé.