Le lundi 11 juillet 2005


Le poulet qui se prenait pour un cheval
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Mulhouse

Il restait un kilomètre à couvrir, l'homme de tête ne pouvait plus être rejoint. Tout Mulhouse se pressait aux barrières et faisait la fête à ce Michael Rasmussen. Oh, certes, on eût préféré un Français, mais un Danois c'était bien aussi. En tout cas, ici, à Mulhouse, n'importe quoi, mais pas un Allemand.

Un kilomètre. On attendait que Rasmussen commence à manifester sa joie, à pointer ses doigts vers le ciel comme ils font tous, pour nous dire Dieu sait quoi. Un kilomètre, il ne se trémoussait toujours pas sur son vélo, imperturbable. Ce n'est que passé la ligne qu'un mince sourire a éclairé son visage. Son directeur technique lui a flatté la tête: bon cheval, brave bête.

La première question d'un confrère de la télé l'a irrité: Est-ce vrai qu'on vous appelle «chicken» parce que vous avez de toutes petites cuisses? Le temps de la traduction, la réponse est tombée, sèche, en anglais: ce n'est pas un surnom qui me fait plaisir. Les coureurs, même les grimpeurs comme Rasmussen ne raffolent pas des surnoms qui les miniaturisent, cela leur fait une réputation de «petits moteurs», gros handicap dans le cyclisme moderne.

Petit moteur, lui? Il venait de réussir une échappée solitaire de grand style, un truc de «forçat de la route», comme on disait jadis.

Il est parti après 4 kilomètres de course seulement, et il s'est rendu au bout. Plein la gueule pendant 167 kilomètres. Les plus admiratifs hier n'étaient pas les journalistes ni les spectateurs au bord du chemin, mais les coureurs eux-mêmes. Tout le peloton s'est incliné bien bas devant l'exploit du Danois. Personne ne songeait à l'appeler «petites cuisses».

Reste que c'est vrai qu'elles sont complètement ridicules, ses cuisses. Et on ne parlera pas de ses mollets pour la bonne raison qu'il n'en a pas: il a juste des tibias, on le dirait tombé d'une affiche pour dénoncer la famine au Biafra.

Un des grands numéros que j'ai vu dans le vélo. Ancien champion du monde de vélo de montagne (1999), Rasmussen allait seulement chercher les points du col de la Grosse Pierre, le premier de la journée. Finalement il a passé en tête les six cols de l'étape. Mais c'est sur le plat que ce grimpeur a le plus impressionné en résistant à la chasse que lui ont donnée pendant près de 60 kilomètres deux des meilleurs rouleurs du peloton, l'Allemand Jen Voigt et Christophe Moreau, le très aléatoire Français, hier dans un grand jour. Le Danois ne leur a pas cédé un pouce, sauf sur la fin. Moreau comme Voigt n'en reviennent pas encore de s'être fait avoir, à la pédale, par ce petit poulet.

Deuxième victoire de la Rabobank en deux jours. Weening à Géradmer samedi, Rasmussen à Mulhouse hier. Une des équipes les plus solides du cyclisme, pas de vainqueur potentiel du Tour mais des guerriers qui vont au charbon sans fla-fla. Du solide. Une très forte appartenance nationale, toute la Hollande est derrière la Rabobank, près de 100 journalistes hollandais pour la couvrir sur toutes les épreuves.

L'autre équipe à l'honneur hier, la danoise CSC- Computer Science Corporation- et son gourou Bjarne Riis. Autres méthodes, même mentalité, même sérieux, même résultats. Jens Voigt qui prend le maillot jaune, Julich, sixième, Basso septième au général. Beau tir groupé. Seul point noir, le premier maillot jaune du Tour, qui était aussi un CSC, a abandonné hier en pleurant. Zabriskie ne s'est jamais remis de sa chute du contre-la-montre par équipe.

Et Armstrong?

Il va mieux, merci. Toute la journée, en tête du peloton, les boys retrouvés, Popovych, Hincapie, Rubeira, Noval ont mené leur patron en carrosse. Un patron 10 fois plus serein que la veille. Mais non, il ne pleure pas son maillot jaune perdu. Cela fait son affaire. Voigt ne gagnera pas le Tour, ni Moreau. Rasmussen non plus, mais hé hé, il ne faudrait pas lui donner trop de corde dans la montagne...

L'étape d'hier n'a rien changé au fond des choses. Cela reste un duel Armstrong-Vinokourov avec Ullrich en embuscade et Klöden en réserve. Hier, les Allemands n'ont pas bougé. Sage décision. On l'oublie d'une fois à l'autre, mais ces Grands Ballons vosgiens n'étaient que des ballounes.

Le Tour se joue demain. Tous contre les Allemands? Tous contre Armstrong? Un joker comme Landis viendra-t-il tirer les marrons du feu? Et si Basso les mettait à genoux avec l'aide de Julich? Je m'attends à d'énormes surprises, mais permettez-moi de réserver mon pronostic. Ça va faire de faire rire de moi.

Hamel, tais-toi.

AUJOURD'HUI - Repos. Les coureurs ont pris l'avion pour Grenoble tout de suite après la course, Grenoble d'où sera donné le départ de la première étape alpine, deux cols, le Cormet de Roselend et l'arrivée à l'altiport de la station de Courchevel. Repos pour moi aussi aujourd'hui. Enfin pas vraiment: Mulhouse-Grenoble, c'est 500 kilomètres; en Renault Twingo semi-automatique, c'est pas du repos, même avec le dernier Springsteen dans le lecteur CD, même avec les Trois Accords...

MIRABELLES - L'Alsace-Lorraine est le pays de mes fruits préférés mais il était trop tôt pour les mirabelles et les quetsches, trop tard pour les cerises. J'ai goûté les premières reine-claudes: pas prêtes. Me suis arrêté chez un producteur de mirabelles qui annonçait des eaux de vie. Il m'a fait l'article, m'a montré son alambic, m'a expliqué qu'il mélangeait la mirabelle de Lunéville, plus robuste, à celle de Metz, plus fine. Tout est dans le mariage, vous voyez?

Vous m'en mettrez trois caisses. Mais non, je plaisante. Une bouteille suffira. Combien? Pardon? 115 euros? Désolé, non.

Deux kilomètres plus loin, une pancarte: confiture de mirabelles. Ah ben. Prudent, cette fois, j'ai demandé le prix. Hein! Voyons donc! C'est tout de même bien rien que du sucre et des fruits!

Les meilleurs fruits, monsieur. Cuits en petite quantité. Cueillis très tôt le matin avant la rosée, pour garder toute leur fermeté.

J'en ai acheté un pot. Y en a pu. Écoeurantes, oui, mais il me semble que j'irais les cueillir un peu plus tard, il me semble que si elles goûtaient un peu la rosée...

TECHNIQUE - Tiens, ils sont sur boyaux, vos coureurs?

Le mécano de l'équipe du Crédit Agricole hausse les épaules: On est tous sur boyaux. Sauf Ullrich, je crois qu'il est sur pneus. C'est à cause des roues...

Il me prend pour un con, celui-là. C'est sûr que c'est pas les mêmes roues pour des boyaux que pour des pneus, mais les coureurs du Tour ont sûrement deux sets de roues! Les contre-la-montre sur boyaux, la montagne ou quand il pleut, sur pneus. Indurain faisait comme ça.

Le problème, insiste le mécano, c'est qu'avec des roues en carbone on ne peut pas avoir des jantes à pneus, cela ne se fait pas.

Bref, le progrès n'en est pas toujours un.

QUAND LE COEUR N'Y EST PAS - Selon un sondage très officiel qui date d'un an, Lance Armstrong est le sportif le plus détesté des Français après Michael Schumacher et Nicolas Anelka, un joueur de soccer.

Vous aimez Armstrong? Je pose la question à des cyclos qui cassent la croûte à mi-pente du Grand Ballon.
Pas trop, non.
Sa plus belle qualité?
Disons intelligent.
Son pire défaut?
Arrogant. Il ne se contente pas de battre ses adversaires, il les humilie. Cette façon de les défier quand il passe à côté... Ce type-là, tout est dans la tête, rien dans le coeur.
Plus haut dans le même col, d'autres cyclos. Vous aimez Armstrong?
Pas du tout. Pas sympathique. Froid. On aimait l'autre, celui qui est dopé, mais ils le sont tous, comme il s'appelle déjà?
Tyler Hamilton.
C'est ça. Et Greg Lemond aussi. Lui, il adorait la France. Il parlait très bien français.
Vous aimez Armstrong, les responsables du buffet pour la presse à Gérardmer?
Ah non, c'est une tête de noeud. Je l'aime pas plus qu'il nous aime.
Pourtant, chez lui, aux États-Unis, il n'arrête pas de défendre la France.
Tu parles! C'est du cinéma.
Vous aimez Armstrong? C'est toujours non. Quand c'est oui, c'est un oui au survivant, un oui au gagnant, jamais à l'homme.

Lance Armstrong lui-même cité par Le Monde vendredi: « Je sens que les gens sur le bord de la route sont à mes côtés. » Depuis le début de ce Tour, son dernier, il s'est lancé dans une aussi curieuse que maladroite opération de relations publiques à l'américaine qui ne donne pas de très bons résultats. Il a toujours agi comme quelqu'un qui se foutait qu'on l'aime ou pas, et c'était bien ainsi. Qu'est-ce qui le prend, tout à coup, de se transformer en nouvelâgeux harmonique?